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Les Anars, des origines à hier soir (4)

DES ATTENTATS AU SYNDICALISME RÉVOLUTIONNAIRE

Le 2000

Le temps des actes

L’Espagne

Les Fédérations
espagnole et italienne (où l’influence des antiautoritaires proches
de Bakounine avait toujours été prépondérante)
s’efforcent en ces années de désorganisation du mouvement
ouvrier de montrer qu’au-delà des paroles et des congrès
le temps des actes est arrivé.

Le 19 juin 1870, s’est déroulée,
à Barcelone, le premier Congrès de la section espagnole de
la Première Internationale ; 40.000 travailleurs y sont représentés.
La résolution relative à l’Organisation des travailleurs
préconise bien avant la constitution des Bourses de travail
en France, la mise sur pied de fédérations de métiers
unies dans une fédération régionale.

Dans chaque localité,
on organisera, en sections spécialisées, les travailleurs
de chaque métier ; on constituera, en outre, la section d’ensemble
qui comprendra tous les travailleurs appartenant à des métiers
n’ayant pas encore constitué de section spéciale : ce sera
la section des métiers divers.

Toutes les sections de métier
d’une même localité se fédéreront et organiseront
une coopération solidaire appliquée aussi aux questions d’entraide,
d’instruction, etc. qui présentent un grand intérêt
pour les travailleurs.

Les sections d’un même
métier appartenant à différentes localités
se fédéreront pour constituer la résistance et la
solidarité dans leur profession.

Les fédérations
locales se fédéreront pour constituer la Fédération
régionale espagnole qui sera représentée par un Conseil
fédéral élu par les congrès.

Toutes les sections de métiers,
les fédérations locales, les fédérations de
métiers, de même que la Fédération régionale
se régiront d’après leurs règlements propres, élaborés
par leurs congrès.

Tous les travailleurs représentés
par les congrès ouvriers décideront, par le truchement de
leurs délégués, des modes d’action et de développement
de notre organisation.

Le 1er septembre 1871, trente-cinq
ans avant la célèbre Charte d’Amiens, la conférence
de Valence met sur pied un type de coopération par métier
et développe ses thèses universalistes.

Considérant que la
signification réelle du mot "République" est "chose publique",
donc ce qui est propre à la collectivité et englobe la propriété
collective ;

Que "démocratie"
signifie le libre exercice des droits individuels, ce qui n’est praticable
que dans l’anarchie, c’est-à-dire par l’abolition des États
politiques et juridiques au lieu desquels il faudra constituer les États
ouvriers dont les fonctions seront purement économiques ;

Que les droits de l’homme
ne peuvent être soumis aux lois car ils sont imprescriptibles et
inaliénables ;

Qu’en conséquence,
la Fédération doit avoir un caractère purement économique
 ;

La Conférence des
travailleurs de la région espagnole de l’Internationale des Travailleurs
réunie à Valence déclare :

Que la véritable
république démocratique et fédérale est la
propriété collective, l’anarchie et la Fédération
économique, c’est-à-dire la libre fédération
universelle des libres associations ouvrières, agricoles et industrielles,
formule qu’elle adopte intégralement.

À la fin de 1872, 25.000
adhérents se répartissent dans les dix fédérations
locales d’Espagne. Le gouvernement de Madrid déclare alors l’Internationale
hors-la-loi. La
proclamation de la République, en février 1873, ouvre dans
tout le pays la voie aux émeutes et aux insurrections. En dépit
des principes qui établissent l’éloignement du mouvement
anarchiste de toute lutte politique, des anarchistes prêtent main
forte aux républicains. En 1874, la répression s’exerce donc
contre les locaux, les journaux et les militants. Le mouvement anarchiste
se développe alors dans la clandestinité.

En juin 1874, un Congrès
clandestin tenu à Madrid met au point un Manifeste aux travailleurs
qui spécifie : Dès ce jour, et jusqu’à ce
que nos droits soient reconnus ou que la révolution sociale ait
triomphé, tout exploiteur, tout oisif vivant de la rente, tout capitaliste
parasite et jouisseur qui, confiant dans l’impunité que lui promet
l’État, aura commis envers nous une offense grave ou aura violé
nos droits, tombera sous les coups d’un bras invisible et ses propriétés
seront livrées au feu, afin que notre justice ne s’accomplisse pas
au profit des héritiers légaux.

En dépit de la véhémence
du ton employé, le bulletin de la Fédération Jurassienne
n’hésite pas à reproduire le Manifeste aux Travailleurs.
C’est qu’en septembre 1872 déjà, au Congrès jurassien
de Saint-Imier, Bakounine a terminé un de ses rapports par cette
phrase : La Commission recommande la section espagnole comme la meilleure
jusqu’à ce jour
.

Une scission était d’ailleurs
intervenue entre la minorité marxiste de la Fédération
espagnole, qui constitue la Nouvelle Fédération madrilène,
et les autonomistes groupés dans la Fédération régionale
espagnole contrainte de mener une existence clandestine jusqu’en 1888.

L’Italie

Profondément influencée
par Bakounine, la Fédération italienne, née à
Rimini en août 1872, est entraînée par des personnalités
comme Malatesta, Costa, Cafiero, pour lesquels la prison ou l’exil tiennent
lieu de pain quotidien. Traqués dès leurs premières
réunions, ils créent une organisation secrète, Le
Comité italien pour la Révolution Italienne
. Au cours
de l’été 1874, des soulèvements épisodiques
secouent la Romagne, la Toscane, les Pouilles. Alertée, la police
brise facilement ces coups de main. Les inculpés profitent du jugement
public pour plaider la cause de l’anarchie et sont acquittés.

Malatesta, qui vient d’adhérer
à la franc-maçonnerie, déploie une singulière
activité ; en Espagne tout d’abord, en Hongrie ensuite, contre les
Turcs, en Serbie avant de rejoindre après 1884 l’Argentine, la Patagonie,
la Belgique, la Suisse, Cuba, la Hollande, la Grande-Bretagne. Caisse de
machine à coudre, charrette de foin, déguisements divers,
tout est bon pour déjouer la surveillance policière.

Pour Cafiero et Malatesta,
il est nécessaire d’éclairer les masses paysannes miséreuses
et illettrées sur la vraie nature du socialisme. Dans ce but, chasser
les représentants de l’État et les propriétaires de
quelques villages paraît la première étape révolutionnaire.
Il sera alors possible d’appliquer la formule : À chacun selon
ses propres forces, à chacun selon ses besoins
. En faisant progressivement
tache d’huile, le mouvement s’étendra à tout le pays. La
propriété collective des produits du travail
et le
fait insurrectionnel destiné à affirmer par des actes les
principes socialistes
apparaissent ainsi parfaitement réalisables.

La tentative du printemps 1877
ne corrobore cependant pas ces espoirs. En compagnie du russe Serge Stepniak,
Cafiero et Malatesta rassemblent, dans la province du Bénévent,
un groupe d’une trentaine d’hommes armés, envahissent quelques villages
et brûlent, sur la place publique, archives et papiers officiels
raflés dans les mairies. Tout heureux de recevoir l’argent des caisses
publiques, de retrouver leurs haches confisquées pour délits
forestiers, les paysans acclament la Révolution sociale et
le drapeau rouge, d’autant que les curés de deux villages reconnaissent
en Malatesta et ses hommes les vrais apôtres du Seigneur.

Encerclés par les carabiniers,
la petite troupe tient la campagne pendant quelques jours. Affamés,
transis, désabusés... il faut se rendre. En prison, Cafiero
rédige un résumé du Capital de Marx, largement
diffusé par la suite en France et en Italie. Jugés en août
1878, les "bandits" sont tous acquittés, mais la tactique de l’insurrection
révolutionnaire semble à présent compromise.

Pourtant, l’idée de
la propagande par le fait chemine. Paul Brousse écrit, en
août 1877, dans le Bulletin de la Fédération jurassienne
 : Les socialistes révolutionnai-res cherchent par les émeutes
dont ils prévoient parfaitement l’issue, à remuer la conscience
populaire
[...] L’idée sera jetée, non sur le papier,
non sur le journal, non sur un tableau
[...] elle marchera, en chair
et en os, vivante devant le peuple
.

L’exemple des nihilistes et
terroristes russes va-t-il faire se lever en Europe des adeptes résolus
de la violence ? Il faut venir en aide à toutes les grèves
et émeutes, les provoquer même, et cela à main armée.
Mourir en défendant ses idées vaut dans tous les cas mieux
que se suicider par suite de mauvais traitements
. Ces lignes d’un révolutionnaire
russe parue dans le Bulletin Jurassien ne restent pas sans écho.
En 1878, l’ouvrier Hoedel, le docteur Nobilihg, ouvrent le feu sur l’Empereur
d’Allemagne. Oliva Moncasi tente de tuer le roi d’Espagne. Plus tard, le
couteau d’un cuisinier nommé Passamente menace le roi d’Italie.

Certes, ces exaltés
ne sont point anarchistes, mais les Jurassiens voient en eux des martyrs
de la bonne cause. Le 10 décembre 1878, les autorités helvétiques
interdisent le journal de Brousse L’Avant-Garde en raison d’articles
jugés favorables aux régicides.

Le Congrès de Fribourg
publie une résolution exprimant ses sympathies à Hoedel,
nouveau
martyr des revendications populaires
[...] qui a su sacrifier sa
vie pour lancer un superbe défi à la société,
et avec son sang jaillissant sous la hache du bourreau a su inscrire son
nom sur la longue liste des martyrs qui montrent au peuple la route vers
un meilleur avenir, vers l’abolition de toutes les servitudes économiques
et politiques
.

Quelques années plus
tard, Kropotkine pousse à l’extrême cette exaltation du poignard
et de la dynamite dans le journal Le Révolté dont
il assume la responsabilité.

Kropotkine

Pierre Alexeiévitch
Kropotkine est né le 27 novembre 1842 à Moscou au sein de
la plus haute aristocratie russe. Il fait ses études au Corps des
Pages et de 1862 à 1867 est affecté comme officier auprès
du général gouverneur de la région d’Irkoutsk. Il
profite de ce séjour pour entreprendre des expéditions scientifiques
en Sibérie et en Mandchourie. Il sympathise avec l’insurrection
polonaise de 1863 et finit par démissionner de l’armée.

Il consacre son temps à
de nouvelles expéditions et des recherches de zoologie et d’anthropologie.
Ses études sur l’époque glaciaire le conduisent à
mettre au point une théorie de l’époque glaciaire et des
glaciations quaternaires,

Venu en Suisse en 1872, Kropotkine
fait connaissance avec les horlogers du Jura qui, par leur travail artisanal
et indépendant, éprouvent une certaine aversion contre tout
régime autoritaire. Peu sensibles aux luttes de classes, ils en
sont venus à admettre la nécessité d’une certaine
violence si les gouvernements refusent d’entrer dans la voie des réformes.
La confiance qu’ils portent à l’Association Internationale des Travailleurs
est entretenue par les réunions nocturnes qui rassemblent les sympathisants
des villages voisins.

Kropotkine rencontre l’horlogier
Adhémar Schwitzguebel, James Guillaume, à présent
chef d’atelier dans une petite imprimerie de Neuchâtel. En Suisse,
il s’affilie à la Première Internationale, fréquente
la Fédération jurassienne et prend conscience des thèses
anarchistes. De retour en Russie, il adhère au Cercle que Nicolas
Tchaïkorsky, étudiant en chimie et anarchiste, a fondé
en 1869. Arrêté en 1874, il est enfermé dans la sinistre
forteresse Pierre et Paul. Il réussit à s’évader en
1876 et connaît la vie des émigrés en Angleterre, en
Suisse, en France. Plusieurs fois arrêté et emprisonné
pour ses idées jugées subversives il continue ses travaux
scientifiques, collabore avec Élisée Reclus à La
Nouvelle Géographie Universelle
.

Sous le nom de Lévachof,
Kropotkine se rend au neuvième et dernier Congrès international
de la section bakouniniste de la Première internationale (6-8 septembre
1877). Des divergences se manifestent sur la nécessité d’appuyer
chaque pays engagé dans la voie révolutionnaire. Mais l’unanimité
se fait pour condamner tous les partis politiques qu’ils se disent socialistes
ou non ; tous ces partis, sans distinction forment
[...] une masse
réactionnaire
qu’il importe de combattre.

À présent, le
débat essentiel tourne en effet autour du problème des partis.
Or, la Fédération belge qu’anime César de Paepe (1848-1890)
abandonne les thèses anarchistes et rejoint les rangs du socialisme.
De Paepe est arrivé à l’idée qu’il s’agit moins dans
cette civilisation moderne de détruire l’État que de le transformer.

Les délégués
de la Fédération jurassienne, réunis à Fribourg
début août 1878, estiment alors que, dans cet état
de crise, il est sage de ne plus participer aux congrès ou conférences
de l’Internationale. À cette date, James Guillaume a quitté
la Suisse et s’est installé à Paris. Pourtant, autour de
Kropotkine et d’Élisée Reclus, un effort de réflexion
se développe, dont le Congrès de la Fé-dération
jurassienne de la Chaux-de-Fonds (octobre 1879) porte l’empreinte. Désormais,
les anarchistes revendiquent l’appellation de communiste. Face aux
communistes autoritaires, ils se disent communistes libertaires
ou communistes anarchistes.

Le dernier Congrès de
la Fédération jurassienne, tenu à La Chaux-de-Fonds
les 9 et 10 octobre 1880, retient pour but ce communisme anarchiste conséquence
nécessaire et inévitable de la révolution sociale
.

Ainsi, au moment même
où disparaît définitivement la Première Internationale,
tout s’est clarifié : d’un côté les marxistes,
de l’autre les
libertaires. Aux communistes d’État
s’opposent les communistes anarchistes. Des deux côtés,
on admet l’appropriation des moyens de production. Ici, des structures
centralisées, là des communes c’est-à-dire
des libres groupements humains. À l’ancienne rivalité mutuellistes
/ collectivistes s’est substitué le fossé qui sépare
les étatistes des adeptes de la formule blanquiste Ni
Dieu ni Maître
. Il reste à faire passer dans les faits
cette doctrine nouvelle, au moment même où le mouvement socialiste
affirme, année après année, son implantation dans
tous les pays.

En France, les années de poudre...

Avec les bombes et les coups
de poignard, une furie destructrice semble emporter certains groupes anarchistes
des années 1900. Dans cette crise de jeunesse, l’activisme supplée
à la réflexion, mais pour longtemps, aux yeux d’une opinion
publique horrifiée, anarchie devient synonyme de désordre
absolu
et les anarchistes sont considérés comme
de dangereux malfaiteurs.

Un courant autonome

Dans la France des années
1871-1880, les nouveaux adeptes de la violence n’ont pas manqué
de s’interroger sur l’ampleur de la répression des communards :
30.000 tués, 38.500 arrestations, des milliers de fugitifs. Mais
le vote de la loi d’amnistie du 11 juillet 1880 ouvre les prisons et les
bagnes. Le 23 octobre 1879, le Troisième Congrès ouvrier
se réunit à Marseille. Il rassemble des anarchistes tel Jean
Grave, délégué des cordonniers de Marseille, des positivistes,
des socialistes collectivistes. Le Congrès décide la création
d’un parti neuf, la Fédération du Parti des Travailleurs
socialistes de France
. L’influence anarchiste y est sensible puisqu’on
affirme que les moyens de production arrachés à leurs propriétaires
seront mis à la disposition des travailleurs.

C’est qu’en effet les délégués
marseillais avaient préconisé la participation du prolétariat
aux élections et aux fonctions électives. La vieille opposition
marxistes / anarchistes réapparaissait. En juillet 1880, les Congrès
régionaux de Marseille, Lyon et Paris témoignent de la force
du courant anarchiste. À Marseille, le président lève
la séance en exaltant la Révolution et l’Anarchie. À
Lyon, on déclare ne rien espérer de la politique.
À Paris, Jean Grave déclare sans équivoque : Par
révolution, nous entendons le renversement par la force, c’est-à-dire
à coups de fusil, de tout ce qui constitue le gouvernement actuel,
administration, magistrature, police et armée ; enfin nous entendons
employer le peloton d’exécution, aussi bien contre ceux qui voudraient
escamoter la révolution à leur profit que contre ceux qui
voudraient nous empêcher de l’accomplir. Oui, nous sommes anarchistes
et la propagande à faire dans ce peuple, c’est de lui démontrer
que, dans une révolution, au lieu d’aller bêtement à
l’Hôtel de Ville y proclamer un gouvernement quelconque, il faut
qu’il n’y aille que pour fusiller celui qui tenterait de s’y établir
.

Le quatrième congrès
ouvrier socialiste, qui se tient au Havre en novembre 1880, consacre la
scission entre modérés et anarchistes. Les modérés
siègent salle Franklin, les collectivistes et les anarchistes salle
de l’Union lyrique. Le programme d’action immédiate est adopté
par 43 voix contre 10. Les anarchistes ont fait ajouter un amendement précisant
que la propriété collective soit considérée
comme
une phase transitoire vers le communisme libertaire
. Mais ils doivent
admettre d’attendre le résultat des élections législatives
de 1881 avant d’inaugurer activement la propagande par le fait.

Les résultats électoraux
ne sont alors guère enthousiasmants : 60.000 voix pour la Fédération
du Parti des travailleurs socialistes
. Mais Jules Guesde reste décidé
à poursuivre l’expérience électoraliste.

À la suite de divergence
sur le contrôle des mandats des délégués venus
assister, à Paris, au Congrès régional du Centre (22
mai 1881), les anarchistes tiennent isolément leur propre congrès
du 25 au 29 mai. La date du 22 mai 1881 marque ainsi la séparation
officielle du courant anarchiste et des autres groupes socialistes. Ce
Congrès trace par ailleurs l’essentiel des orientations à
venir : répudiation du suffrage universel, appel à la propagande
par le fait que certains compagnons vont à présent mettre
en pratique.

Le terme de compagnon
par lequel les anarchistes se désignent a été utilisé
d’abord en Belgique, affirme Jean Maitron, qui cite une lettre de Paul
Robin : Nous disons compagnon, en Belgique, c’est encore moins homme
du monde que citoyen
. Les recherches du même historien montrent
bien la tonalité particulière de ce terme. Quant les républicains,
s’écrie
Tévenin jugé devant la cour d’assise de l’Isère, ont
voulu se désigner séparément des monarchistes ils
ont pris l’appellation de "citoyen" ; nous qui méprisons le droit
de cité, nous avons cherché un terme absolument ouvrier et
nous avons adopté celui de compagnon ; cela veut dire compagnon
de lutte, de misère, quelquefois aussi de chaîne
.

James Guillaume écrit
en 1905 Pour les ouvriers, la qualité de producteur prime la
qualité de citoyen ; c’est pour cela que les membres de l’internationale
s’appelaient entre eux "compagnons" et non "citoyens"
.

Ces compagnons appartiennent
non à un parti, mais à des groupes locaux dépourvus
de structures et vivant d’une vie autonome. Le groupe est pour eux une
simple école éducative ; il n’y a ni bureau ni caisse,
chacun est indépendant. Les adhérents s’occupent d’être
eux-mêmes, puis se développent, s’instruisent ; l’on discute
afin de savoir ce qui est bien et ce qui est mal et chacun agit suivant
les facultés que lui permet son tempérament. L’on ne dit
à personne faites ceci ou faites cela, et jamais vous ne deviez
pas le faire, mais voilà ce qui est bien, voilà ce qui est
mal, voilà ce qu’il conviendrait de faire
.

École éducative,
le groupe est aussi un lieu le camaraderie, de rendez-vous pour libres
discussions avec des amis connus ou des compagnons de passage auxquels
nul ne s’aviserait de faire décliner leur identité et où
personne ne se préoccupe de verser ou d’encaisser des cotisations.

Quelle force numérique
représentent alors les groupes anarchistes ?

En 1881, on recense une quarantaine
de groupes disséminés à travers la France. En 1884,
les treize groupes parisiens rassemblent quelque 200 membres. On voit la
modestie des effectifs, modestie compréhensible, car il n’existe
alors aucun "parti" politique et le nombre des compagnons fréquentant
les groupes ne révèle pas le chiffre des sympathisants.

Vers la fin du siècle,
la presse libertaire atteint cependant un public varié. Les principaux
journaux sont alors L’En-dehors de Zo d’Axa, Le Pot à
colle
, La Revue libertaire, Le Père Peinard d’Émile
Pouget, Le Révolté, puis Les temps nouveaux
de Jean Grave, Le libertaire de Sébastien Faure et Louise
Michel.

Premières violences

Les compagnons qui préconisent
alors la propagande par le fait trouvent dans les conclusions du Congrès
de Londres (14 juillet 1881) de sérieux motifs de satisfaction.
Devant la perspective d’une proche révolution générale,
le Congrès préconise de porter l’action sur le terrain
de l’illégalité
et donne même une recette en ce
sens : Les sciences techniques et chimiques ayant déjà
rendu des services à la cause révolutionnaire et étant
appelées à en rendre encore de plus grands à l’avenir,
le Congrès recommande aux organisations et individus faisant partie
de l’Association internationale des Travailleurs de donner un grand poids
à l’étude et aux applications de ces sciences comme moyen
de défense et d’attaque
.

Le 23 octobre 1882, au petit
matin, une bombe explose au restaurant du Théâtre Bellecour
à Lyon, provoquant la mort d’un employé et des dégâts
considérables. La presse et les orateurs anarchistes ayant depuis
quelque temps dénoncé ce restaurant comme un repaire de la
fine fleur de la bourgeoisie et du commerce
, l’anarchiste Cyvoct est
arrêté sans preuves très formelles, jugé et
expédié au bagne...

La même année
1882, courant anarchiste et révolte populaire se conjuguent au Creusot
et à Montceau-les-Mines, où se succèdent menaces expédiées
aux notables, incendie de chapelle, bris de croix, attaques de demeures
du personnel de direction. De lourdes peines de travaux forcés mettent
fin aux activités de la Bande Noire, société
secrète dont quelques membres lisent le journal anarchiste Le
Révolté
.

Croyant déceler, dans
cette agitation, les premiers symptômes d’un complot insurrectionnel
patronné par les anarchistes, le gouvernement fait arrêter
dans la région lyonnaise une fournée de militants notoires,
tous jeunes ou adultes, presque tous des ouvriers, dont 66 sont ensuite
déférés, début janvier 1883, devant le tribunal
correctionnel de Lyon. Les débats donnent aux inculpés l’occasion
d’affirmer publiquement leurs convictions tandis qu’Élisée
Reclus écrit vainement au juge d’instruction de Lyon une lettre
demandant son inculpation. Quatre des inculpés sont condamnés
à cinq ans de prison. Kropotkine sort de Clairvaux le 17 janvier
1886, après avoir rédigé d’innombrables articles scientifiques,
durant ces années d’emprisonnement. L’administration du journal
Le Révolté s’installe à Paris. Le nom change,
La révolte, Les Temps nouveaux, mais Jean Grave, jusqu’en
1914, en dirige la rédaction.

À l’heure où
les prisons de la République s’ouvrent aux anarchistes, la misère
des mineurs de Decazeville provoque la célèbre émeute
de janvier 1886. La colère de la foule se cristallise sur l’ingénieur
le plus détesté, Watrin, sous-directeur de la compagnie minière.
Il est frappé à la tête, défenestré,
puis lynché, son nom devenant par la suite symbole d’acte radical.
Notre devise, écrit par exemple un journal anarchiste de 1887, est
de watriner les buveurs de sueur humaine
.

Ainsi les anarchistes, en cette
fin d’un XIXe siècle où le drame de la condition ouvrière
reste une réalité (les enfants travaillent dès leur
plus jeune âge et l’espérance de vie des ouvriers ne cesse
de diminuer), s’efforcent-ils d’animer ou de participer aux explosions
de révolte populaire.
Quand il n’y a pas de pain on tape sur
la viande !
s’écriera un de leurs orateurs. Et s’il le faut,
on trouera à coup de piques et de pieux la viande des ventres qui
pend à l’étal du gouvernement
.

Le 9 mars 1883, Mareuil, Louise
Michel, Pouget, drapeaux noirs déployés, prennent la tête
d’une manifestation de chômeurs, Sur le parcours, trois boulangeries
sont pillées. Des bagarres éclatent avec la police. Mareuil
et Pouget sont arrêtés. On saisit chez Pouget un lot de brochures
À l’armée !. Louise Michel se constitue prisonnière. Le
procès se déroule le 21 juin devant les assises de la Seine.
Verdict : 8 ans de réclusion pour Pouget, 6 pour Louise Michel.

Enfermée d’abord à
Saint-Lazare avec les prostituées et les voleuses, Louise Michel
étudie les différents argots de la même manière
qu’elle avait étudié les dialectes canaques. Transférée
ensuite à la centrale de Clermont, elle est amnistiée en
1886 après être sortie un court moment, sur intervention personnelle
de Clémenceau, pour assister aux derniers instants de sa vieille
mère. En janvier 1888, une tentative d’assassinat est perpétrée
contre Louise Michel, qui réussit à faire acquitter son assassin
 !

L’appel à la violence,
la soif passionnée d’un monde juste et égalitaire, va pourtant
se concrétiser dans des actes individuels qui, depuis cette époque
et jusqu’à nos jours, ont valu aux anarchistes une réputation
de terroristes.

Il reste pourtant difficile
d’isoler la violence anarchiste du contexte politique. Terroristes, illégalistes,
bandits tragiques méritent ainsi d’être replacés dans
leur époque, dans une société où les grands
principes posés par la Révolution de 1789 ne s’incarnent
pas réellement dans la vie quotidienne des travailleurs, où
une génération entière, passant de la campagne à
l’usine est broyée par un capitalisme sauvage et primitif.

La reprise individuelle

Certains compagnons trouvent
que la propagande donne des résultats médiocres. Ils décident
donc de s’attaquer directement à la propriété soit
pour récupérer à leur profit ce que la société,
estiment-ils, leur a volé, soit pour apporter des ressources au
mouvement.

Clément Duval, membre
du groupe La Panthère des Batignolles, pille ainsi, en octobre
1886, un hôtel particulier de la rue Monceau, à Paris. Il
estime, en effet, que lorsque la société vous refuse le
droit à l’existence, on doit le prendre et non tendre la main
.
Il s’agit, en somme, de prendre le nécessaire là où
existe le superflu, de faire rendre gorge aux accapareurs.

L’italien Pini, cordonnier
à Paris et membre du groupe Les Intransigeants, s’efforce
pendant quelque temps de réaliser le même idéal. Il
rêve même d’exproprier le Pape et commence par opérer
dans les communautés religieuses de la région parisienne.
En 1889, le montant de ses butins s’élevait à 500.000 francs
de l’époque. Jugé en novembre 1890, il déclare devant
le tribunal : Nous, anarchistes, c’est avec l’entière conscience
d’accomplir un devoir que nous attaquons la propriété, à
un double point de vue : l’un pour affirmer à nous-mêmes le
droit naturel à l’existence que vous, bourgeois, concédez
aux bêtes et niez à l’homme ; le second pour nous fournir
le matériel propre à détruire votre baraque et, le
cas échéant, vous avec elle
.

Ces actes nouveaux contribuent
à éloigner un peu plus les anarchistes des socialistes guesdistes.
C’est sûrement Marius Jacob (né le 27 septembre 1879 à
Marseille) qui reste la figure la plus typique de cette reprise.
Ce fils d’ouvriers, élève des Frères des Écoles
Chrétiennes puis mousse et typographe, fréquente à
17 ans les milieux anarchistes. Réduit au chômage, il devient
ennemi de la propriété. Le 1er avril 1897, sa première
reprise est un coup de maître. En compagnie de Roques et de deux autres anarchistes,
il dévalise un des commissionnaires au Mont de Piété
de Marseille. Au cours de sa carrière, Jacob opère de la
sorte 156 reprises. Il s’agit toujours d’argent, de bijoux, de tableaux...
appartenant à des nobles, des juges, des nantis. Puis, Jacob
met sur pied une bande de douze individus,

Les travailleurs de la nuit,
qui opèrent en France dans une zone déterminée et
remportent succès sur succès. Finalement, arrêté
en 1904, Jacob est déféré devant les Assises d’Amiens.
Condamné aux travaux forcés à perpétuité,
il est embarqué pour la Guyane en novembre 1905. Il a 24 ans. On
comprend pourquoi Maurice Leblanc a choisi Marius Jacob comme modèle
de son Arsène Lupin...

Propagande par le fait

La reprise individuelle
est donc, dans l’esprit de ses auteurs, la récupération de
la propriété jugée comme un vol. Le terrorisme est
un moyen beaucoup plus radical d’abattre les dirigeants d’une société
que l’on considère corrompue ; c’est donc bien la véritable
propagande par le fait recommandée par le Congrès de l’Internationale
tenu à Londres en 1881.

Les journaux anarchistes divulguent
alors de multiples recettes permettant de fabriquer des explosifs. En juillet
1883, un grand journal lyonnais, La Lutte, écrit ainsi Sous
ce
titre, "produits anti-bourgeois" nous mettrons sous les yeux
de nos amis les matières inflammables et explosives les plus connues,
les plus faciles à manipuler et à préparer, en un
mot les plus utiles
[...] il faut que pour la lutte prochaine chacun
soit un peu chimiste
.

Une brochure appelée
L’indicateur
anarchiste
dévoile aux compagnons les secrets de cette chimie
particulière. Camarade, affirme la préface de ce manuel,
il
est absolument inutile de te faire un épouvantail de la fabrication
des produits détonants ou explosifs. En suivant scrupuleusement
nos prescriptions, tu peux manuvrer en toute confiance ; un enfant de douze
ans ferait tout aussi bien que toi
. Suit alors la liste des substances
explosives : nitrobenzine, poudre verte... la fabrication des bombes fait
l’objet d’une longue description tout comme celle des balles incendiaires
et explosives.

Il convient naturellement de
se souvenir que le gaz au point de vue révolutionnaire peut rendre
de grands services, d’autant qu’il se trouve presque partout. On peut faire
sauter une maison par le gaz, on peut aussi faire sauter presque un quartier
tout entier
.

Le feu, la bombe, l’explosif
auront facilement raison du vieux monde et cette certitude triomphante
transparaît dans la conclusion de L’indicateur anarchiste
 : Que tous les monuments qui pourraient servir de point de ralliement
à une autorité quelconque soient jetés bas, sans pitié
ni remords. Faites sauter les églises, les couvents, les casernes,
les prisons, les préfectures, les mairies
[...] Brûlez
toutes les paperasses administratives, partout où elles se trouvent.
Au feu les titres de propriété, de rente, d’actions, d’obligations,
les hypothèques, les actes notariés, les actes de société.
Au feu le grand livre de, la dette publique, ceux des emprunts commerciaux
et départementaux, les livres de banques, de maisons de commerce,
les billets à ordre, les chèques, lettres de change. Au feu
les papiers de l’état-civil, du recrutement, de l’intendance militaire,
des contributions directes et indirectes
.

Les attentats

Les premiers attentats commencent
en 1881. Jusqu’en 1892, il s’agit de faits isolés dont l’opinion
ne se soucie guère. Le 20 octobre 1881, le jeune tisseur Émile
Florian, ne pouvant tuer Léon Gambetta, décharge son revolver
sur le premier bourgeois rencontré, un médecin, avenue
de Neuilly. Résultat immédiat : vingt ans de travaux forcés.
Le 16 novembre 1883, un adolescent, Paul-Marie Curien, lecteur de journaux
anarchistes, ne peut abattre Jules Ferry, président du Conseil ;
il doit se contenter de menacer l’huissier de service : trois ans de prison.

Début 1884, Louis Chaves,
qui se dit anarchiste convaincu et d’action, ancien jardinier dans
un couvent marseillais, tue la mère supérieure, blesse son
adjointe, tire sur les gendarmes, est abattu par eux. Le 5 mars 1886, la
Bourse de Paris, temple du capitalisme, est en émoi. L’anarchiste
Charles Gallo, âgé de 27 ans, vient de jeter un flacon d’acide
prussique et de tirer des coups de revolver. Traduit devant la Cour d’Assises
de la Seine, son attitude fait sensation : il affirme se moquer des lois,
s’adresse au citoyen président, aux citoyens jurés,
crie Vive la Révolution sociale ! Vive l’anarchie ! Vive la dynamite
 !

De 1892 à 1894, les
attentats se succèdent et l’heure de Ravachol arrive. François
Koeningstein, dit Ravachol, du nom de sa mère, est né le
14 octobre 1859 à Saint-Chamond. Son père était lamineur,
sa mère moulinière en soie. Le père ayant déserté
le foyer, Ravachol connaît une difficile jeunesse : vacher, berger,
aide-mineur, aide-chaudronnier, apprenti-teinturier, manuvre. À
21 ans, il fréquente les réunions du Parti Ouvrier, lit des
journaux collectivistes, devient anarchiste, s’exerce à fabriquer
des explosifs. Il se lance dans la contrebande, fabrique de la fausse monnaie
et poussé par la nécessité, en vient au crime. En
mai 1891, à Terrenoire, il profane la sépulture de la comtesse
de la Rochetaillée, mais ne trouve aucun bijou sur le cadavre. Un
mois plus tard, il assassine à Chambres un ermite de 92 ans et dérobe
15.000 francs. En juillet, le meurtre de deux quincaillières stéphanoises
lui rapporte seulement 48 sous...

Pour échapper aux recherches,
Ravachol arrive à Saint-Denis chez le compagnon Chaumartin. Il suit
le procès des trois anarchistes Decamps, Dardare et Léveillé,
arrêtés et passés à tabac au soir du 1er mai
1891, lit la longue plaidoirie de Léveillé, écrite
par Sébastien Faure. Ulcéré par le verdict qui frappe
les trois inculpés, Ravachol décide de les venger. Le 11
mars, il fait sauter à l’aide d’une marmite explosive l’immeuble
dans lequel habite le juge Benoît, 136 bd Saint-Germain. Le 27 mars,
la maison du substitut Bulot, rue de Clichy, est ravagée par un
engin contenant 120 cartouches. Dans les deux cas, on relève des
blessés et les dégâts sont considérables. Chaumartin
ayant été arrêté sur dénonciation d’une
auxiliaire de la police, le signalement de Ravachol est rapidement diffusé.
Or, le 27 mars, au sortir de la rue de Clichy, Ravachol s’arrête
déjeuner au restaurant Véry, boulevard Magenta. Là,
il essaie (imprudence fatale) de convertir aux théories anarchistes
le garçon de salle Lhérot. Quelques jours plus tard, Ravachol
revient au même restaurant. Grâce au signalement donné
par la presse, Lhérot l’identifie et alerte la police. Il faut le
renfort d’une dizaine d’agents de la force publique pour maîtriser
ce colosse. Le 26 avril, Ravachol et ses amis sont aux assises de la Seine.
Le Palais de Justice est transformé en véritable forteresse.
La veille, en effet, des compagnons ont fait sauter le restaurant Véry
(simple "véryfication" notera Le Père Peinard) et
l’opinion se montre inquiète. Condamné aux travaux forcés
à perpétuité, Ravachol comparaît en juin devant
la Cour d’Assises de la Loire pour répondre des vols et assassinats
commis avant sa montée à Paris. Il accueille sa condamnation
à mort au cri de Vive l’anarchie ! Délaissant les
derniers conseils de l’aumônier, il marche d’un pas ferme à
la guillotine dressée à Montbrison en chantant quelques obscénités
du Père Duchesne. Sujet de romans ou de feuilletons, Ravachol
entre dans la légende tandis que l’Almanach du Père Peinard
de 1894 lance sur l’air de la Carmagnole et du Ça ira,
La Ravachole, dont le refrain résume bien l’esprit : Dansons
la Ravachole / Vive le son, vive le son / Dansons la Ravachole / Vive le
son / d’l’explosion / Ah ça ira, ça ira, ça ira /
Tous les bourgeois goûtront la bombe / Ah ça ira, ça
ira, ça ira / Tous les bourgeois on les saut’ra / On les saut’ra.

Effectivement, Ravachol exécuté,
les "sauteries" ne s’arrêtent pas. 13 novembre 1893 : attentat contre
le ministre de Serbie, avenue de l’Opéra. 9 décembre 1893
 : attentat d’Auguste Vaillant contre la Chambre des Députés.
12 février 1894 : Émile Henry jette une bombe dans le café
Terminus de la Gare Saint-Lazare. 20 février 1894 : explosions rue
Saint-Jacques et faubourg Saint-Martin. 15 mars 1894 : L’anarchiste belge
Pauwels est déchiqueté par l’explosion prématurée
de la bombe qu’il transporte à l’église de la Madeleine (à
la suite de la destruction du magasin d’alimentation de luxe Fauchon, place
de la Madeleine à Paris, le 19 décembre 1877, certains communiqués,
revendiquant l’attentat, évoquent précisément l’anarchiste
Pauwels). 24 juin 1894 : Santo Caserio poignarde à Lyon le président
Sadi-Carnot.

Le 28 juillet, le gouvernement
a obtenu, à une importante majorité, le vote de la troisième
loi qualifiée de scélérate par l’opposition,
loi visant à réprimer tout acte de propagande anarchique.
Et les attentats cessent. Les mesures de surveillance à l’égard
des milieux anarchistes sont notablement renforcées. Le gouvernement
n’hésite même pas à traduire devant la Cour d’Assises
de la Seine une trentaine d’anarchistes connus (Sébastien Faure,
Jean Grave, Émile Pouget), d’ailleurs acquittés à
la fin de ce Procès des Trente.

Ils cessent (en France du moins)
parce qu’en réalité les anarchistes désapprouvent
cette propagande par le fait, uvre d’individualités marginales ou
exaltées. Ils cessent enfin car d’autres formes de lutte se dessinent.
La poussée des voix socialistes lors des élections législatives
de 1894 est un indice de ce changement ; mais surtout un syndicalisme révolutionnaire,
animé par les anarchistes est en train de se constituer. Dès
1890, Kropotkine avait spécifié : Il faut être avec
le peuple, qui ne demande plus d’acte isolé, mais des hommes d’action
dans ses rangs. C’est donc au sein des masses que nous retrouverons le
cheminement du mouvement anarchiste
.

Néanmoins, jusqu’au
début du XXème siècle, une vague d’attentats peu ordinaires
fait trembler les grands de ce monde : 20 septembre 1898, l’impératrice
Élisabeth d’Autriche tombe à Genève sous le poignard
de Luccheni ; le 29 juillet 1900, Humberto 1er d’Italie est abattu par
Bresci ; le 6 septembre 1910, Léon Czolgosz tire deux coups de revolver
sur le président des États-Unis, Mac Kinley.

L’illégalisme

Dernière forme de la
révolte anarchiste, l’illégalisme se veut un témoignage
et une affirmation. Un de ses théoriciens, André Lorulot,
l’a défini comme la réaction permanente et raisonnée
de l’individu sur tout ce qui l’entoure ; c’est l’affirmation par chacun
de l’existence de son moi et du désir de son développement
intégral
.

Sans attendre la révolution,
il s’agit donc de faire sa révolution soi-même. Cette
totale liberté du moi nietzschéen, cette exaltation de la
noblesse de chaque individu ne pouvaient manquer de connaître de
dangereuses déviations. Le journal L’Anarchie, fondé
en avril 1905, ne condamne pas cette nouvelle tendance. Ernest Arnaud,
André Lorulot, Kibaltchiche, Rirette Maitrejean... collaborent à
sa rédaction. Jusqu’en 1908, l’influence de Libertad, personnage
singulier et véhément, est prépondérante.
Le bouillonnement des esprits
aboutit à une tragédie qui défraie la chronique. Le
21 décembre 1911, rue Ordoner, un garçon de recettes est
assassiné en plein jour. Ses quatre agresseurs le dépouillent
de sa sacoche, vident ses poches et sautent dans une automobile. Le lendemain,
la voiture est retrouvée à Dieppe.

Tel est le premier "exploit"
de la Bande à Bonnot.

Pendant plusieurs jours, l’opinion
publique croit voir partout les mystérieux assassins. Les révélations
d’un garagiste orientent alors les soupçons sur l’anarchiste Carouy,
dont la maîtresse vient d’être interpellée. Trois semaines
plus tard, le 3 janvier 1912, un rentier de 91 ans et sa servante sont
assassinés à Thiais, 2 rue de l’Église. À défaut
d’arrêter les bandits, le 31 janvier, la police fait une descente
au siège de L’Anarchie, perquisitionne six heures durant
et incarcère tous les assistants.

Or, le soir du 27 février,
à Paris, un agent de faction arrête une luxueuse automobile
qui n’a pas respecté le sens giratoire au carrefour des rues d’Amsterdam,
Saint-Lazare et du Havre. Au moment où le policier s’apprête
à verbaliser, les occupants du véhicule l’abattent. On a
reconnu les agresseurs du garçon de la rue Ordoner et voici que
la presse révèle enfin les noms des bandits Garnier, Bonnot,
Callemin. Peu importe, le 29 février, les bandits tragiques essaient
vainement de dévaliser, à Pontoise, l’étude d’un notaire.
Le 25 mars, après avoir dérobé vers Montgeron une
automobile et abattu ses occupants, Callemin, Garnier, Valet, Monnier,
Bonnot, Soudy attaquent, à Chantilly, les bureaux de l’agence de
la Société Générale. Deux employés sont
tués. Le député de l’arrondissement de Montgeron,
Franklin-Bouillon, interpelle le gouvernement.

Le 30 mars, Soudy est arrêté
à Berck-sur-Mer ; le 2 avril Carouy à Lozère ; le
7 avril Callemin, dit Raymond-la-Science, chez un anarchiste parisien.
Cependant, Bonnot, Garnier et Valet courent toujours. La police perquisitionne
alors à Alfortville, chez un nommé Cardy soupçonné
de camoufler le butin enlevé à Thiais.

Le 24 avril, le sous-directeur
de la Sûreté et ses hommes partent à Ivry arrêter
Cardy et Gauzy, mais se trouvent brusquement devant Bonnot caché
dans une chambre du premier étage. Le chef de la police est abattu,
Bonnot réussit à déguerpir.

Le dénouement intervient
le 29 avril 1912 à Choisy-le-Roi, où Bonnot s’est réfugié.
À l’aube, la maison du garagiste Dubois est cernée par la
police. Des pompiers, deux compagnies de la Garde Républicaine,
des agents, des habitants d’alentour encerclent le garage. Le Directeur
de la Sûreté et le préfet Lépine dirigent les
opérations. Vers midi, on décide de faire sauter la maison
à la dynamite. Trente mille personnes suivent le spectacle. Ainsi
périt l’homme qui pendant des semaines et des mois avait tenu l’opinion
publique en haleine.

Le dernier acte se joue le
15 mai à Nogent-sur-Marne, où se cachent Garnier et Valet.
Le scénario de Choisy-le-Roi se répète : la police
encercle la maison, tandis que des zouaves postés sur un viaduc
projettent d’énormes pierres sur la toiture. La dynamite et les
mitrailleuses ont finalement raison des deux malfaiteurs.

En février 1913, la
Cour d’Assises de la Seine commence le procès de 22 inculpés
 : Callemin, Carouy, Simentoff, Soudy, Rirette Maîtrejean, directrice
de L’Anarchie, Kibaltchiche son ami, Eugène Dieudonné,
Monnier, Gauzy de Boué, Marie Vuillemin...

Considérée à
tort comme l’âme de la bande, Rirette Maîtrejean et Kibaltchiche
affirment qu’en tant qu’anarchistes ils ont toujours combattu les théories
et les pratiques illégalistes, mais n’ont jamais demandé
à aucun de ceux qui fréquentaient le siège de l’Anarchie
leur identité ou leur mode de vie.

Victor Kibaltchiche, fils d’un
ancien sous-officier du tsar devenu révolutionnaire, a d’abord mené
à travers l’Europe une existence de proscrit. Condamné à
cinq ans de réclusion parce qu’on a trouvé deux revolvers
au siège de L’Anarchie ; il épouse Rirette Maîtrejean
en 1915. À peine libéré en 1917, il gagne la Russie
où il se rallie au nouveau régime. Déporté
par Staline en Sibérie, celui qui s’appelle à présent
Victor Serge est sauvé par l’intervention de Romain Rolland, de Gide,
de Malraux, de Barbusse. Autorisé à vivre en Occident, il
y devient un écrivain célèbre.

Le 27 février, 383 questions
sont posées au jury.

Au petit matin, le verdict
tombe : quatre acquittements (dont Rirette Maîtrejean), dix bénéficiaires
de circonstances atténuantes (dont Kibaltchiche, condamné
à cinq ans de réclusion), quatre peines capitales : Callemin,
Dieudonné, Soudy, Monnier. Un dernier coup de théâtre
se produit alors : Callemin innocente Dieudonné de l’agression sur
le garçon de la rue Ordener. Peu de temps avant l’exécution,
fixée au lundi 21 avril 1913, le président de la République
Poincaré commue la peine de Dieudonné en celle de travaux
forcés à perpétuité.

De tels actes n’ont rien
d’anarchiste,
écrit un rédacteur libertaire en janvier
1912. Ce sont des actes purement et simplement bourgeois... La
fraude, le vol, le meurtre bourgeois s’opèrent à la faveur
des lois bourgeoises ; la fraude, le vol, le meurtre prétendus anarchistes
s’opèrent en dehors et à l’encontre d’elles, il n’est pas
d’autre différence
. Gustave Hervé s’exclame dans La
Guerre sociale
 : Bonnot et Garnier tuant froidement des chauffeurs
et des employés de banque à 150 francs par mois pour s’offrir
des billets de mille, ah, non ! Ils sont à vous, Messieurs les détrousseurs
et les massacreurs du Maroc ! Gardez-les !
Quant à Rirette Maîtrejean,
elle affirme dans ses mémoires de 1913. Derrière l’illégalisme,
il n’y a pas même des idées. Ce qu’on y trouve : de la fausse
science et des appétits. Surtout des appétits. Du ridicule
aussi et du grotesque.

Les condamnations venues du
monde anarchiste sont donc fermes et sans équivoques. Bonnot n’est
pas anarchiste ; lui et les siens ont
fréquenté les
milieux anarchistes, ont été séduits par des thèses
généreuses. Leurs esprits frustres se sont laissés
prendre au piège de l’illégalisme égoïste. Réduits
au rang de parias, ils voient alors dans le revolver la solution de leurs
souffrances en même temps qu’ils croient obscurément abattre
cette société pourrie.

L’Anarchie du 17 avril
1913 a bien saisi l’ambiguïté de pareille situation : Je
me demande si nous n’avons pas quelque responsabilité indirecte,
involontaire dans ces hécatombes. Non en prêchant l’illégalisme,
ce que peu de nous ont fait, n’en déplaise à nos détracteurs,
mais en appelant à la lutte, à la révolte, à
la vie des natures maladives ou impatientes, simplistes ou mal équilibrées
.

Alors que sont donc ces bandits
 ? Certainement des individus en marge de la société, puisque
sur vingt inculpés, six sont insoumis, quatre n’ont pas de domicile
fixe et quatre sont dépourvus de toute profession.

Ainsi, les exploits de la Bande
à Bonnot
illustrent, d’une manière dramatique, l’incompréhension
des doctrines anarchistes, tout comme les exploits de Ravachol ou d’Émile
Henry avaient montré en leur temps à quels écarts
un idéal difficile à cerner peut conduire des natures passionnées
ou exaltées. Au lendemain de l’assassinat du Président Sadi-Carnot,
répudiant ces sombres exploits, l’anarchisme préconise la
résistance au capital et la préparation d’une société
quasi-libertaire.
L’arme décisive de cette action directe doit être la
grève générale expropriatrice.

La bombe et les produits chimiques
cèdent la place à une action persévérante et
réfléchie dans les syndicats.

Les grèves pour les 8 heures

En 1877, une violente grève
éclate à Pittsburg. À Boston, de jeunes individualistes
rédigent la revue The Anarchist dont la police saisit le
deuxième numéro. Le 1er mai 1886, l’American Federation
of Labor
(qui regroupe plusieurs centaines de milliers de syndiqués)
déclenche une grève largement suivie. À Chicago, les
grèves se prolongent le 2 et le 3 mai. Des charges de police entraînent
la mort de quatre manifestants. Le 4 mai au soir un meeting de protestation
se déroule sur la place du marché au foin de Haymarket. Des
incidents éclatent, une bombe est lancée dans les rangs de
la police. Sans aucune preuve et malgré leurs dénégations,
cinq anarchistes sont exécutés le 11 novembre 1887 (en 1893,
Spies, Engel, Parsons, Fisher, Lingg seront réhabilités après
avoir été reconnus innocents).

En France, les anarchistes
s’efforcent de transformer les pacifiques manifestations du 1er mai 1890
en mouvements de révolte devant aboutir à la grève
générale.

C’est qu’au départ,
certains anarchistes ne croient pas qu’une revendication reprise à
date fixe d’année en année ait la moindre chance de faire
céder le patronat. Ils estiment également que la revendication
des 3 fois 8 (la journée des huit heures) n’a rien de révolutionnaire.

Pourtant, le soutien à
cette forme d’action reste permanent et le Père Peinard ne
manque pas de constater : Le 1er mai est une occase qui peut tourner
bien. Il suffirait pour cela que nos frangins, les trouvades, lèvent
la crosse en l’air, comme en février 1848, comme au 18 mars 1871,
et ça ne serait pas long du coup
.

En effet, le Congrès
de la Fédération des Syndicats à tendance guesdiste,
réuni en 1888, a retenu, sur la proposition du métallurgiste
Jean Dormoy, l’organisation d’une grève générale en
faveur des trois huit pour le 1er mai 1890. Les anarchistes, soucieux
de travailler parmi les masses ouvrières, par ailleurs adeptes de
la cessation complète du travail comme moyen révolutionnaire,
ne peuvent se dissocier de manifestations populaires décidées
par les syndicalistes. Dans ces années 1890-95, où en est
précisément le syndicalisme ?

Bourses du travail

En 1884, Waldeck-Rousseau,
Ministre de l’intérieur de Jules Ferry, fait voter une loi reconnaissant
les syndicats. Pour le ministre, c’est la preuve du libéralisme
gouvernemental. Mais certains syndicalistes voient dans cette loi une mesure
d’immixtion de l’État dans la vie ouvrière. Ils voient même
dans la fondation des Bourses du Travail un nouvel exemple de tentative
d’intégration.

Le 3 février 1887, le
Conseil Municipal de Paris vient en effet de remettre aux syndicats parisiens
un immeuble rue Jean-Jacques Rousseau, auquel s’ajoutera, en 1892, celui
de la rue du Château d’Eau. À l’exemple de Paris, surgissent
les Bourses du travail de Béziers, Montpellier, Sète, Lyon,
Marseille, Nîmes, Toulouse, Bordeaux, Toulon, Cholet.

En février 1892, au
congrès de Saint-Étienne, est créée une fédération
des Bourses du Travail, première organisation syndicale nationale.

Loin de constituer un instrument
d’intégration du syndicalisme à l’État, sinon aux
municipalités, les Bourses du Travail deviennent les bastions de
ceux qui préconisent l’indépendance syndicale. L’uvre des
Bourses du Travail fut considérable et considérable fut le
travail réalisé par Fernand Pelloutier.

Bibliothèques, musées
du travail, offices de renseignements, presse corporative, enseignement
sont les pièces maîtresses qui doivent permettre l’éducation
ouvrière. C’est l’application de la formule : L’émancipation
des travailleurs sera l’uvre des travailleurs eux-mêmes
. La totale
liberté de l’enseignement, préconisée par Pelloutier,
garantit de surcroît les diverses croyances.

Ainsi, par leurs multiples
activités, les Bourses du Travail aspirent consciemment ou non
à créer un État dans l’État, entendent monopoliser
tout service relatif à l’amélioration du sort de la classe
ouvrière
.

Syndicaliste hostile à
toute compromission et à toute promenade dans les allées
du pouvoir, Fernand Pelloutier décline en juin 1900 l’invitation
à déjeuner que Paul Deschanel, président de la Chambre
des députés, vient de lui adresser : Il ne convient pas
aux membres du Comité Fédéral de s’asseoir à
une table qu’ils rêvent de renverser
.

Au début, les Bourses
du Travail rassemblent essentiellement aux côtés des anarchistes,
des disciples de Blanqui, de Jean Allemane, de Brousse, bref les courants
socialistes hostiles au Parti Ouvrier qu’anime Jules Guesde. N’appartenant
à aucune des chapelles en présence, les anarchistes sont
souvent placés aux postes de responsabilité et la diffusion
des thèses anarchistes s’en trouve tout naturellement facilitée.
Mêlés au monde ouvrier, animateurs du courant syndical, les
anarchistes sont de surcroît plus à l’abri des tracasseries,
surveillances et répressions policières.

Grève générale

Dans le Père Peinard
d’octobre
1894, Émile Pouget exprime avec un style très pittoresque
les avantages de l’entrée des anarchistes dans les syndicats : Un
endroit où il y a de la riche besogne pour les camaros à
la redresse, c’est la Chambre syndicale de leur corporation. Là,
on ne peut leur chercher pouille. Si les ambitieux ont fourmillé
et fourmillent encore dans ces groupements, c’est parce que les gars francs
du collier n’y ont pas mis le holà. Si la première fois que
ces merles-là ont jacassé d’élections et autres ragougnasses
politicardes, un bon bougre s’était trouvé à point
pour leur répliquer : "La syndicale n’est pas une couveuse électorale,
mais bien un groupement pour résister aux crapuleries patronales
et préparer le terrain à la Sociale. La Politique, n’enfaut
pas ! Si tu en pinces pour elle vas en faire aux chiottes !". Du coup vous
auriez vu, sinon tous, du moins la grosse part des prolos, approuver le
camaro et envoyer coucher l’ambitieux...

Faire comprendre à l’ouvrier
que les discussions politiques n’ont pas leur place au syndicat, qu’il
faut se défier des intermédiaires politiques (socialo-politicards,
dépotés
socialos qui moisissent à l’Aquarium
) est déjà
une tâche enthousiasmante. Elle ne saurait suffire. Le compagnon
doit défendre pied à pied les intérêts ouvriers,
constamment
guigner le patron, empêcher les réductions de salaires, et
autres crapuleries qu’il rumine. Si les prolos n’étaient pas toujours
sur le qui-vive, les singes les auraient vite réduits à boulotter
des briques à la sauce cailloux !

Enfin, au-delà de cette
popote
courante, une autre besogne bougrement chouette attend le militant : préparer
le terrain à la Sociale, tout faire converger vers un but unique
 : le chambardement général
.

Or précisément,
le compagnon Tortelier, ouvrier parisien appartenant au syndicat des menuisiers,
se fait le propagandiste infatigable de l’arme essentielle capable de provoquer
ce chambardement : la grève universelle ou grève
générale
.

C’est vers 1890 que l’idée
de grève générale s’impose dans les syndicats. Elle
apparaît comme le moyen original de lutte du monde ouvrier constitué
de producteurs, par opposition au suffrage universel, moyen de lutte bourgeois
dans le cadre du système parlementaire. Les allemanistes avec Bourderon
et Lévy, les blanquistes avec Griffuelhes, rejoignent ainsi les
anarchistes. Mais les collectivistes guesdistes s’y opposent. Pour eux,
les syndicats doivent être subordonnés au Parti Socialiste.
En attendant la révolution, les guesdistes préfèrent
donc le suffrage universel.

Syndicalisme révolutionnaire

Le 3 septembre 1892, le Congrès
de Tours, réuni à l’instigation de la Fédération
des travailleurs socialistes de l’Ouest
(broussistes), adopte la proposition
de Pelloutier de mettre à l’étude un projet complet de grève,
universelle. La résolution adoptée reconnaît qu’au
cours de l’histoire
le peuple n’a jamais conquis aucun avantage aux
révolutions sanglantes dont ont seuls bénéficié
et les agitateurs et la bourgeoisie
. Il pense que parmi les moyens
pacifiques et légaux
[...] il en est un qui doit hâter
la transformation économique : la suspension universelle et simultanée
de la force productrice
.

Grève générale
n’est donc pas, ici, synonyme de destruction ou sabotage, mais seulement
d’arrêt total de la production. Lecteur de Proudhon et de Bakounine,
Pelloutier veut organiser le prolétariat uniquement sur le plan
économique. La préparation de la grève générale
doit donc se faire dans la légalité.

À Nantes, en 1894, se
déroule, du 17 au 21 septembre, le sixième Congrès
de la Fédération nationale des Syndicats.

À la majorité
des deux tiers, il se rallie à la thèse défendue une
fois encore par Pelloutier : Considérant qu’en présence
de la puissance militaire mise au service du capital, une insurrection
à main armée n’offrirait aux classes dirigeantes qu’une occasion
nouvelle d’étouffer les revendications sociales dans le sang des
travailleurs ; considérant que le dernier moyen révolutionnaire
est donc la grève générale, le VIème Congrès
national des Syndicats ouvriers de France décide : il y a lieu de
procéder immédiatement à l’organisation de la grève
générale.

Ce texte marque la défaite
des collectivistes. Désormais, la première place dans les
syndicats va être occupée par les anarchistes. Les guesdistes
marxistes se retirent, abandonnant les postes de commande à leurs
adversaires.

La Deuxième Internationale

Ainsi il ne saurait y avoir
de confusion entre la lutte politique et le combat syndical. C’était
bien l’écho du Congrès de Limoges qui, en 1895, vient de
créer la Confédération Générale du
Travail
(CGT) en affirmant que la CGT devait se tenir en dehors
de toutes les écoles politiques
et grouper sur le seul terrain
économique les travailleurs en lutte pour leur émancipation.

Fondée à Paris,
rue Rochechouart en 1889, la IIème Internationale voit, elle aussi,
l’opposition des marxistes et des libertaires. Par le biais des syndicats,
le courant anarchiste est représenté aux premiers congrès
de la seconde Internationale. Il défend chaque fois la primauté
de l’émancipation économique, ce qui décide la majorité
du Congrès de Bruxelles (août 1891) à exclure les anarchistes.
Le troisième congrès, réuni à Zurich en août
1893, expulse pareillement les anarchistes allemands, toutes expulsions
acquises au cours de débats tumultueux et de chahuts mémorables.

La scission définitive
s’opère au Congrès de Londres (26 juillet - 2 août
1896). Les discussions de la plupart des séances sont absorbées
par la question de la vérification des mandats. Ce n’est pas, en
effet, une banale affaire. Il s’agit de savoir si l’on validera les mandats
des anarchistes Pelloutier, Pouget, Tortelier, Malatesta, Grave... qui
se présentent non en tant que délégués de groupes
libertaires mais de syndicats professionnels. Trois tendances s’opposent
 : celle des anarchistes et des anarcho-syndicalistes (qui défendent
la cause de l’antiparlementarisme et de la grève générale),
celle des partisans de la tolérance à l’égard de toutes
les opinions, celle de l’expulsion des anarchistes, défendue par
les sociaux démocrates allemands.

La délégation
française se scinde en deux. Finalement, aux termes de débats
épuisants, le Congrès donne raison à Jules Guesde
et à Jean Jaurès qui viennent de proclamer : Si les travailleurs
renonçaient à conquérir le pouvoir, s’ils n’arrachaient
pas à la bourgeoisie capitaliste le bouclier gouvernemental dont
elle couvre ses privilèges économiques, ils se trouveraient
à jamais dans l’impuissance, voués à la servitude,
sous la risée de leurs maîtres.

Que les gouvernementaux
détournent les travailleurs de l’action politique, c’est leur rôle
 ; que les anarchistes, sous le couvert de quelques mandats syndicaux tentent
de désorganiser le socialisme et de rejeter le prolétariat
en plein chaos, c’est encore leur rôle. Mais nous, serions coupables,
si par notre silence, nous paraissions accepter, même un moment,
le désarmement de la classe ouvrière
.

Au moment du vote, 17 délégations
votent l’exclusion des anarchistes, deux seulement contre. L’importance
de l’action politique se trouvait donc confirmée. Du même
coup, le parti politique l’emportait sur l’organisation syndicale. Mais
les anarchistes, dégagés désormais des décisions
et résolutions prises par les Congrès internationaux, peuvent
pleinement développer leur activité au sein du monde syndicaliste.
Activité de minorités conscientes qui voient parfois dans
les foules syndiquées une masse égoïste ou amorphe.

Le mirage de la grève
générale entraîne également un certain dédain
pour les formes de lutte immédiate ; Pelloutier parle même
des
huit heures et autres plaisanteries du même genre
. Une grande
défiance est exprimée à l’égard des lois susceptibles
d’améliorer la condition ouvrière. Discuter une loi, c’est
la reconnaître pensent certains, tout comme discuter avec un patron
c’est accepter l’exploitation. L’action directe, le boycottage, le sabotage
sont des armes plus sûres.

La CGT

Jusqu’en 1902, la CGT végète
du fait de l’hostilité que lui manifeste la Fédération
des Bourses du Travail
qui lui est antérieure.

Délaissant les conflits
entre les partisans de l’organisation horizontale et les partisans de l’organisation
verticale, il est important de saisir l’évolution du courant anarchiste
à l’intérieur du syndicalisme.

Jusqu’en 1914, l’influence
libertaire est prédominante à la CGT. Elle préserve
l’autonomie syndicale par rapport aux partis politiques. Le syndicat veut
être alors une école de volonté.

Le Congrès d’Amiens
apparaît comme un moment essentiel du mouvement syndical et du mouvement
anarchiste. Jusque-là, les anarchistes entrent dans le syndicat
pour propager leurs propres thèses. Le syndicat n’est qu’un moyen
 ; le but, c’est le triomphe du mouvement anarchiste. Les syndicats sont
les cellules de la société de l’avenir et la grève
générale est le moyen de destruction du monde capitaliste.

Les anarcho-syndicalistes font
leur la pensée d’Émile Pouget : La suprématie des
syndicats sur les autres modes de cohésion des individus réside
en ce fait que l’uvre d’amélioration partielle et celle plus décisive
de transformation sociale y sont menées de front et parallèlement
.
À terme, ils veulent remplacer le gouvernement par un conseil des
corps de métiers.

En 1906, le syndicalisme révolutionnaire
envisage moins le triomphe de l’anarchisme que l’essor du syndicalisme
en tant que tel.

On n’entre plus au syndicat
pour diffuser l’idéologie libertaire, on milite au syndicat parce
que le syndicat est l’arme essentielle de la révolution.

Émile Pouget, le rédacteur
du Père Peinard, devient secrétaire adjoint de la
CGT de 1901 à 1908 ; il a parfaitement explicité comment
un syndicaliste révolutionnaire comprend l’action syndicale : Mouvement
politique et mouvement économique ne sont pas comparables. Le premier
est surtout de façade, d’extériorité (comme l’objectif
qu’il poursuit) le second a des racines profondes, poussées en plein
cur des intérêts primordiaux des travailleurs. En ce dernier,
la vie est partout, comme l’ennemi auquel il a à faire face : le
capitalisme. Il n’y a pas centralisation mais une coordination d’efforts
créée par un fédéralisme, du centre à
tous les points de la périphérie, excite et développe
les activités. Syndicats, bourses du travail, fédérations
corporatives sont des agglomérats d’individualités pensantes
et agissantes
.

Dans l’esprit des anarchistes,
la CGT est donc un organe de coordination mais non de centralisation. Le
principe fédéral doit assurer l’autonomie des organisations.

École de volonté,
le syndicat devient, en même temps, le lieu de rencontre et de dis-cussion
où peuvent s’exprimer et se clarifier les diverses opinions. De
novembre 1901 à 1909, le secrétaire général
de la CGT est Victor Griffuelhes, blanquiste, partisan de la grève
générale, mais adepte de la grève partielle comme
gymnastique révolutionnaire. Il est remplacé en juillet 1909
par Léon Jouhaux, fils d’un communard, lui-même de formation
anarchiste. N’a-t-il pas été condamné à trois
mois de prison en 1901 pour avoir crié aux côtés de
l’anarchiste Libertad : À bas l’armée !

En octobre 1906, le Congrès
d’Amiens
tranche définitivement la question des rapports CGT
/ Parti socialiste. Contre les guesdistes (qui préconisent une collaboration
étroite des deux forces), contre les réformistes, une majorité
massive, influencée par les anarchistes, se prononce pour une Charte
qui prévoit l’indépendance totale des syndicats à
l’égard du patronat, des partis politiques, de l’État. Rédigé
par Pouget, Griffuelhes, Delesalle, Niel, le texte final est approuvé
par 830 voix contre 48. Le syndiqué est libre d’adhérer hors
du syndicat à toute organisation politique de son choix ; il ne
doit pas introduire dans le syndicat les opinions professées au-dehors.
Le syndicalisme se veut donc
une force autonome destinée dans l’immédiat (par la grève
générale) à assurer l’émancipation des travailleurs,
destinée dans l’avenir à fournir les cadres de l’organisation
sociale.

Sous l’influence anarchiste,
s’affirme fermement l’antiétatisme du monde ouvrier et sa confiance
dans l’action directe, seule capable de détruire l’État.
Action
directe
n’est pas synonyme de violence permanente. C’est, explique
Griffuelhes, l’action des ouvriers eux-mêmes. Par action directe,
l’ouvrier crée lui-même sa lutte ; c’est lui qui la conduit,
décidé à ne pas s’en rapporter à d’autres qu’à
lui-même du soin de le libérer
. L’action revendicative
directe contre le patron reste la seule chose importante ; les syndicats
ne doivent manifester aucun intérêt pour les partis ou pour
"les sectes". Si le Parti socialiste est ainsi implicitement tenu à
l’écart de l’uvre syndicale, le mouvement anarchiste se trouve également
concerné. L’autonomie du syndicalisme signifie l’effacement de l’influence
anarchiste.

En cette année 1906,
où la Charte d’Amiens est ainsi adoptée, la CGT regroupe
200.000 syndiqués, le Parti socialiste seulement 35.000 militants.
Anticapitaliste et antiétatique, le syndicalisme révolutionnaire
veut remplacer l’État par le syndicat qui, de groupement de lutte,
deviendra groupement de production, les Bourses du travail se chargeant
alors de répartir les denrées. À terme, le syndicalisme
n’est plus un instrument de lutte mais l’idéal de la société
future.

Tenu du 24 au 31 août
1907, le Congrès anarchiste international, réuni à
Amsterdam, oppose les tenants de l’indépendance syndicale par rapport
au courant anarchiste et les défenseurs du mouvement anarchiste
par rapport au courant syndical.

Pierre Monatte, membre du comité
confédéral de la CGT, tout en reconnaissant les points de
convergence qui unissent l’anarchisme et le syndicalisme, réclame
avec fermeté le respect de l’indépendance syndicale. La
classe ouvrière devenue majeure entend se suffire à elle-même
et ne plus se reposer sur personne du soin de sa propre émancipation
.
Qu’est-ce à dire sinon que l’anarchisme a fini de coiffer le mouvement
syndical ? Et quel anarchiste sincère pourrait s’opposer à
une émancipation qui est dans la logique même de la pensée
libertaire.

À l’inverse de Monatte
et de la nouvelle génération qui s’engage totalement dans
le syndicalisme, Malatesta défend la conception originelle de l’anarchisme.
La révolution anarchiste entrevue dépasse de beaucoup
les intérêts d’une classe : elle se propose la libération
complète de l’humanité actuellement asservie, au triple point
de vue économique, politique et moral
.

C’est cependant la thèse
de Monatte qui l’emporte. Le Hollandais Croiset, hostile à l’organisation
qui a pour résultat fatal de limiter, toujours plus ou moins
la liberté de l’individu
, s’est vainement opposé au Français
Amédée Dunois qui a l’oreille du Congrès et n’hésite
pas à déclarer :
Le temps n’est pas loin derrière
nous où la majeure partie des anars était opposée
à toute pensée d’organisation... C’était le temps
où les "anars", isolés les uns des autres, plus isolés
encore de la classe ouvrière, semblaient avoir perdu tout sentiment
social ; où l’anarchisme avec ses incessants appels à la
réforme de l’individu, apparaissait à beaucoup comme le suprême
épanouissement du vieil individualisme bourgeois...

La guerre

Il faut cependant constater
qu’à la veille de la Première Guerre mondiale le syndicalisme
regroupe seulement 700.000 travailleurs sur dix millions de salariés.
En dépit de l’optimisme des syndicalistes révolutionnaires,
cette minorité agissante ne peut en 1914 s’opposer à
la vague patriotique qui cimente l’Union Sacrée.

Les appels de quelques dirigeants
syndicalistes, souvent anarchistes, se sont pourtant efforcés de
mobiliser le monde ouvrier contre la guerre. C’est par exemple Georges
Yvetot qui s’écrie salle Wagram : L’ennemi, vous n’irez pas le
chercher au-delà des frontières ; vous ferez les premiers
usages des armes que l’on mettra dans vos mains en les tournant contre
ceux qui auraient déchaîné la guerre
.

À Lyon, Liothier déclare
aux jeunes syndicalistes : Ce qu’il faut faire, c’est empêcher
la mobilisation et la concentration des troupes. Dans quelles conditions
 ? Ecoutez : si vous voulez partir au reçu de votre feuille de mobilisation,
vous n’avez qu’à ne pas couper les fils télégraphiques,
les poteaux, à ne pas faire sauter les ponts et les tunnels, à
ne pas faire dérailler les trains. Si au contraire vous ne voulez
pas partir, vous m’avez compris
. Et Jouhaux lui-même confirme
publiquement en novembre 1912 : Si la guerre est déclarée
nous nous refusons d’aller aux frontières
.

Adhérent à la
Fédération
communiste anarchiste
, Louis Lecoin est arrêté en septembre
1912, inculpé de provocation au vol, au meurtre et au pillage, condamné
à cinq ans de prison. Mais la revue dirigée par Henry Combes,
Le mouvement anarchiste, appelle ouvertement au sabotage et à la
révolte, cependant que la Brochure Rouge, tirée à
2.000 exemplaires, donne toutes les indications techniques pour perpétrer
les assassinats et confectionner des explosifs.
Pourtant, le 4 août 1914,
Léon Jouhaux, sur la tombe de Jaurès, annonce le ralliement
collectif de la classe ouvrière au sursaut national : Nous serons
les soldats de la liberté pour conquérir aux opprimés
un régime de liberté pour créer l’harmonie entre les
peuples par la libre entente entre les nations, par l’alliance entre les
peuples
.

En toute sécurité,
le ministre de l’Intérieur Malvy peut alors annuler toutes les mesures
inscrites dans le carnet B à l’encontre des dirigeants syndicalistes
et suspendre notamment l’arrestation préventive des militants anarchistes.

Passés les premiers
mois du conflit, quelques personnalités anarchistes s’efforcent
néanmoins de développer une propagande pacifiste. En janvier
1915, Sébastien Faure lance un appel de quatre pages Aux socialistes,
syndicalistes, révolutionnaires et anarchistes
pour une paix
basée sur la solidarité internationale de la classe ouvrière
et sur la liberté de tous les peuples. Pas plus que les conférences
de Kienthal et de Zimmerwald, ces idées généreuses
n’aboutiront à arrêter le conflit.

L’éducation

Parvenus à ce point,
il est nécessaire de délaisser un moment l’ordre chronologique
des événements pour considérer le moyen essentiel
par lequel l’anarchisme entend réaliser ses tâches reconstructives
 : l’éducation. C’est en effet l’éducation que Sébastien
Faure, dans l’Encyclopédie Anarchiste, place au premier rang
(avant l’organisation et l’action) des buts immédiats de l’anarchisme.

La tâche révolutionnaire,
affirme Jean Grave, consiste d’abord à fourrer des idées
dans la tête des individus
. Plus que tout autre, le militant
anarchiste accorde aux problèmes culturels une place privilégiée
 ; plus que tout autre, il s’instruit et veut que la société
donne à tous, sans exception, une éducation solide. D’ailleurs,
la solidarité de toutes les parties du globe fait qu’à l’heure
présente tout événement s’insère dans la vie
internationale. L’enfant doit donc recevoir une instruction intégrale
qui le préparera aussi bien à la vie de la pensée
qu’à celle du travail
. Adversaires de l’autorité, les
anarchistes conçoivent un enseignement apte à développer,
dans la liberté, les facultés propres à chaque enfant.
L’enseignement dispensé dans les écoles laïques leur
paraît fort suspect puisque, selon Kropotkine, toute l’éducation
aura pour but de faire croire à nos enfants que hors l’État
providentiel, point de salut
.

Francisco Ferrer
L’école moderne

Parmi les grandes figures anarchiste
qui se sont vouées à l’édification de leurs semblables,
se détachent celles de Francisco Ferrer, de Paul Robin et de Sébastien
Faure.

Francisco, Juan, Ramon Ferrer
naît le 10 janvier 1859 dans une bourgade voisine de Barcelone. L’éducation
profondément chrétienne qu’il reçoit est vite contrebalancée
par l’influence de son oncle libre-penseur et de son premier employeur
 : un minotier républicain. À Barcelone, il rencontre Anselmo
Lorenzo, fondateur du périodique anarchiste Solidaridad.

Contrôleur des chemins
de fer, le jeune Francisco passe une partie des heures de voyage à
s’instruire et, en liaison avec un groupe de républicains, se charge
de faire passer en France les anarchistes poursuivis et les adversaires
du régime. À son tour, il doit, en 1886, prendre la route
de l’exil et séjourne en France jusqu’en 1901.
Installé à Paris
comme gérant d’un modeste restaurant du Quartier Latin, Ferrer devient
ensuite secrétaire du chef républicain Ruiz Zorrilla et se
passionne pour la réforme de l’enseignement qu’entreprend Jules
Ferry. En 1890, il devient franc-maçon au Grand Orient de France.
Convaincu de l’inutilité des luttes politiques, il se consacre alors
à l’enseignement populaire, ouvre un cours gratuit d’espagnol, enseigne
au lycée Condorcet, croit à la nécessité de
créer des écoles populaires rationalistes et rédige
une méthode d’espagnol pratique.

Rentré en Espagne, Ferrer
fonde à Barcelone, en août 1901, l’École Moderne
qui veut élever l’enfant de manière qu’il se développe
à l’abri des contraintes idéologiques et aussi publier les
manuels scolaires susceptibles d’atteindre ce but
. Les enfants pauvres
y sont admis le cas échéant gratuitement, les enfants des
milieux aisés paient proportionnellement aux ressources de leurs
familles.

Dans son ouvrage, La Escuela
Moderna
, Ferrer précise ses principes éducatifs. Ce qu’il
vise, c’est la libération de l’individu, la formation d’hommes capables
de transformer la société. Cette école nouvelle est
athée ; s’inspirant d’un rationalisme scientifique, elle fait confiance
au progrès, veut éduquer la pensée et la personnalité
de l’enfant. Immédiatement, l’École Moderne apparaît
comme révolutionnaire donc perturbatrice de l’ordre établi.
Elle admet en effet la coéducation des sexes afin de faire disparaître
tout préjugé entre hommes et femmes.

Elle admet aussi la coéducation
des classes sociales. Faire asseoir côte à côte, sur
les mêmes bancs, des enfants de la bourgeoisie et des fils de paysans
ou d’ouvriers, c’est attaquer à la racine les préjugés
de classe et préparer l’avenir des générations futures
.
Il existe pourtant une notable différence entre les anarchistes
préconisant la violence et l’école dite anarchiste de Ferrer.
Pour ce dernier, l’éducation changera l’homme, qui à son
tour changera la société. Double transformation qualitative
et non-violence des destructrice, tel est le message lancé : L’éducation
est l’uvre d’affranchissement qui seule acheminera chaque jour davantage
le monde vers un avenir meilleur, qui conduira sans cesse vers plus de
vérité, de grandeur et de bonté
. L’esprit critique
permettra à l’enfant d’échapper à la tyrannie de l’État
ou de la Société. La tolérance lui permettra de découtrir
ses frères. Il faut dialoguer sur tous les plans, entre partis,
entre nations, sans oublier le dialogue avec soi-même,
écrit
Ferrer. Dialoguer, c’est déjà avancer vers la tolérance.
L’absence de dialogue mène tout droit au fanatisme. N’oublions pas
qu’avec la bonté on fait des miracles
. Pourtant, dans cette
Espagne encore prisonnière de bien des préjugés, les
fruits de la nouvelle éducation pourront-ils arriver à maturité
 ? Et d’ailleurs, le poids des structures étatiques, les intérêts
de classe ne condamnent-ils pas au départ tout espoir de réussir
 ?

C’est au moment où l’influence
de Ferrer commence à atteindre les milieux intellectuels que le
jeune anarchiste Mateo Morral lance, le 31 mai 1906, une bombe sur le cortège
royal. Précisément, Morral a été bibliothécaire
de L’École Moderne. Ferrer est donc arrêté et
maintenu treize mois en prison comme instigateur de l’attentat. L’École
Moderne
est fermée. À l’étranger, les groupes
libres-penseurs tiennent des réunions de protestation. Le 20 juin
1907, Ferrer est acquitté. Le procureur du roi a pourtant déclaré
 : Les anarchistes sont comme des fauves malfaisants et moi, représentant
la Société, je dois les traiter comme tels, non seulement
eux personnellement, mais tous ceux qui les encouragent et les soutiennent
par leurs écrits ou leur activité
.

Après un voyage dans
quelques capitales européennes (à Londres il s’entretient
avec Kropotkine), Ferrer s’installe à Paris, boulevard Saint-Martin.
Il fonde alors la Ligue Internationale pour l’éducation rationnelle
de l’enfance
qui veut diffuser dans l’enseignement de chaque pays
les idées de science, de liberté et de solidarité.
Anatole France collabore à la fondation de la Ligue qui, dans de
nombreux pays, rassemble des enseignants et des savants. La revue L’École
Rénovée
, diffuse auprès de ses neuf cents abonnés
les thèmes essentiels de cette rénovation pédagogique.
Rappelé en Espagne par la maladie de ses proches, Ferrer est arrêté
au lendemain des émeutes de Barcelone, qui ont vu la rébellion
des réservistes expédiés au Maroc (juin 1909). Accusé
par la presse de droite d’être l’instigateur des incendies d’églises,
dénoncé par l’évêque Casanes comme le coupable
de la puissance accrue du laïcisme et du rationalisme, le véritable
déclencheur du fléau qui ravage notre Sainte-Mère
l’Église et met à feu et à sang l’Espagne tout entière
,
Ferrer est incarcéré à la prison modèle de
Madrid, maintenu au secret et traduit devant le Conseil de Guerre de Barcelone.
Condamné à mort, il est fusillé, le 13 octobre 1909,
dans les fossés de la forteresse de Montjuich. Après l’exécution,
affirme Sol Ferrer, le nonce apostolique fit parvenir au procureur du
tribunal militaire, principal responsable de la condamnation de Ferrer,
une épée d’honneur à la poignée d’or sculptée,
avec les félicitations et la bénédiction de Pie X
.

La mort de Ferrer suscite dans
le monde entier une intense émotion. Des grèves, des meetings,
des manifestations sont organisées un peu partout. Le Grand Orient
de France constate que sur cette terre d’Espagne, où les jésuites
règnent en maîtres absolus, Ferrer avait osé fonder
des écoles laïques et une librairie rationaliste ; il avait
eu l’audace inouïe, la perversité diabolique, de vouloir dans
les cerveaux enténébrés par les superstitions catholiques,
faire pénétrer un peu de lumière, aux dogmes religieux,
il opposait la science.

Paul Robin
Cempuis

Le 3 avril 1837, Paul Robin
voit le jour dans une grande famille de la bourgeoisie toulonnaise. Sa
mère, née Martin de Roquebrune, son père haut fonctionnaire
de la marine, lui assurent une éducation très soignée.
Les études secondaires qu’il suit à Bordeaux puis à
Brest semblent l’orienter vers la marine. Attiré par l’enseignement,
il prépare cependant l’École Normale Supérieure. Pas
plus que Louise Michel, Paul Robin ne peut supporter le cadre étouffant
de l’enseignement sous le second Empire. Il quitte donc le professorat
et se rend en Belgique. Il rencontre César de Paepe et Eugène
Hins, fonde avec eux une Association positiviste et des cours du soir pour
les fils d’ouvriers. Ses sympathies pour le mouvement socialiste naissant
l’entraînent à prendre la rédaction du journal proudhonien
La
Liberté
et à s’affilier à la section bruxelloise
de l’Association Internationale des Travailleurs. Expulsé
de Belgique (où il vient d’épouser la fille du socialiste
Delesalle), Paul Robin se rend à Genève. Bakounine l’installe
un moment au poste de secrétaire de l’Alliance de la démocratie
socialiste. Rentré en France en 1870, il travaille avec Eugène
Varlin à la mise sur pied de la fédération française
de l’Internationale. Arrêté et condamné à deux
mois de prison, la proclamation de la République lui rend la liberté
en septembre 1870.

Réfugié à
Londres, il devient, sur proposition de Marx, membre du Conseil général
de l’Internationale. Très vite pourtant, Paul Robin s’oppose aux
thèses autoritaires, ce qui lui vaut d’être exclu du Conseil
général.

Épousant les thèses
de Bakounine, il fréquente les Jurassiens, rencontre Kropotkine
et les frères Reclus. En France, Ferdinand Buisson, directeur de
l’Enseignement primaire et principal collaborateur de Jules Ferry, se souvient
de Robin, rencontré à l’Alliance bakouninienne. Il lui propose
d’uvrer à l’implantation de l’enseignement laïque en l’assurant
d’une parfaite liberté pour les initiatives pédagogiques
à venir. Après mûre réflexion, Paul Robin accepte.
Directeur d’une école professionnelle à Chambéry,
puis d’une École Normale, il est promu en 1879 inspecteur primaire
à Blois : Toute éducation, disait-il, qui ne tend
pas à faire un penseur, un travailleur, un être intelligent
et un être actif est une éducation incomplète et stérile
.

Au scandale des uns, à
la surprise des autres, l’inspecteur Robin aménage les programmes
et réunit dans les mêmes classes et sur les mêmes bancs
filles et garçons. Mais, c’est à partir du 16 septembre 1880
que Paul Robin peut donner dans l’enseignement sa pleine mesure. Nommé
directeur de l’orphelinat Gabriel Prévost à Cempuis, dans
l’Oise, il s’efforce de réaliser ses principes pédagogiques
basés sur la liberté, la confiance, la coéducation
des sexes. L’enseignement n’était ni polythéiste ni monothéiste,
ni déiste, ni panthéiste, ni athée,
devait dire
un ancien élève, il était purement et simplement
humain
.

Heureux, les enfants le sont
à Cempuis. Ils le sont aussi à Mers-les-Bains, où
Robin acquiert un terrain et fait bâtir une maison. Cette colonie
de vacances accueille chaque été une partie des jeunes pensionnaires
de Cempuis. Toutes ces nouveautés ne peuvent manquer d’attirer les
suspicions et les critiques. Robin, directeur d’une école sans
dieux
, est révoqué le 31 août 1894 (1894, année
des attentats anarchistes et de la mort de Sadi-Carnot). Paul Robin va
dès lors consacrer les dix-huit dernières années de
son existence au mouvement néo-malthusien qui s’efforce de propager
l’idée de régulation des naissances ou de bonne naissance.

Sébastien Faure
La Ruche

En 1904, Sébastien Faure
rassemble une quarantaine d’enfants qui vont vivre sur un domaine de 25
hectares à proximité de la forêt de Rambouillet. Les
principes du nouvel établissement, La Ruche, sont exactement
ceux que Robin a déjà appliqués à Cempuis :
coéducation des sexes, absence de récompenses ou de punitions,
libre discussion entre les professeurs et les élèves, formation
de l’esprit critique, pratique de l’observation, enseignement rationnel.

Cette fondation s’inscrit tout
naturellement dans l’idéal de la vie de Sébastien Faure.
Né en 1858 à Saint-Étienne, dans une riche famille
catholique, il entre au noviciat des jésuites de Clermont-Ferrand,
où ses talents d’orateur sont vite décelés. La mort
de son père l’oblige à revenir à la vie civile. En
1885, il adhère au mouvement socialiste et milite dans un groupe
guesdiste. Une discussion avec l’anarchiste Antignac le convainc de la
pertinence de l’anarchisme. Rejeté par sa famille et son épouse,
Sébastien Faure parcourt alors la France ; ses conférences
attirent partout de nombreux auditeurs, mais lui valent des emprisonnements
répétés. Inculpé dans le Procès des
Trente, en 1894, il fonde le 16 novembre 1895 Le Libertaire. Au
moment de la Première Guerre mondiale, il affirme ses convictions
de pacifiste convaincu. Par la suite il met en chantier L’Encyclopédie
anarchiste
, part en Espagne soutenir les républicains espagnols
et meurt le 14 juillet 1942.

De ses uvres, on retiendra
surtout : La douleur universelle, Philosophie libertaire,
Mon
communisme
. Mais une de ses activités essentielles est l’organisation,
au début du Xxème siècle, de La Ruche qui ressemble
davantage à une grande famille qu’à une école. Les
professeurs assument leur tâche gratuitement. À la fin de
la semaine, ils tiennent une assemblée commune pour étudier
la bonne marche de la communauté ; des élèves peuvent
participer aux débats. De la critique commune surgissent alors des
améliorations pédagogiques, culinaires, culturelles. Les
motifs qui ont poussé Sébastien Faure à réaliser
cette expérience éducative sont significatifs de l’évolution
de la pensée anarchiste. Infatigable propagandiste des thèses
anarchistes, Faure reconnaît qu’il, s’est fait, grâce à
ses dons d’orateur pour ainsi dire une clientèle nombreuse d’auditeurs.
Au bout d’une vingtaine d’années, deux constatations lui permettent
de reconnaître pourtant que cette tâche n’est pas primordiale
 : De toutes les objections que l’on oppose à l’admission d’une
humanité libre et fraternelle, la plus fréquente et celle
qui paraît la plus tenace, c’est que l’être humain est foncièrement
et irréductiblement pervers, vicieux, méchant et que le développement
d’un milieu libre et fraternel, impliquant la nécessité d’individus
dignes, justes, actifs et solidaires, l’existence d’un tel milieu, essentiellement
contraire à la nature humaine est et restera toujours impossible
.
Par ailleurs, il est pratiquement impossible de tenter avec succès
l’uvre désirable et nécessaire d’éducation et de conversion

sur les adultes. La Ruche serait donc la preuve qu’à une
éducation nouvelle correspondra un être nouveau, actif,
indépendant, digne et solidaire
. C’est presque uniquement avec
les ressources provenant de ses tournées de conférences que
Sébastien Faure réussit à faire vivre un établissement
qui, selon les moments, abrite de vingt à quarante enfants. La guerre
de 1914-1918 vient mettre un terme à ces espérances. Par
la suite, Freinet et les partisans d’une pédagogie renouvelée
vont s’inspirer des méthodes pratiquées dans cette école
libertaire.

Néo-malthusiens

L’activité de Paul Robin
ne se limite pas au développement d’une uvre pédagogique
originale. Très tôt passionné par l’étude des
économistes malthusiens, il pense qu’il est nécessaire de
limiter les naissances. Lié aux frères Drysdale, leaders
malthusiens anglais, Robin essaie vainement d’intéresser les milieux
socialistes et anarchistes à son idée de la bonne naissance.
En 1878, il publie un dépliant intitulé La question sexuelle.
Mais c’est surtout au lendemain de son départdeCempuisqu’ildispose
du temps nécessaire à la propagation de ses idées.
Installé à Paris, rue du Surmelin, dans le XXIIème
arrondissement, il fonde en août 1896, la Ligue de la Régénération
humaine
. En décembre suivant, Robin lance la revue Régénération
dont
Léon Marimont, militant socialiste, assure la gérance. Gabriel
Giroud, qui a épousé Lucie Robin, publie sous le pseudonyme
de G. Hardy ou de C. Lyon de nombreux articles, des bibliographies,
des échos. Pour lui le néo-malthusianisme, c’est la disparition
de la concurrence folie, des guerres, de la prostitution, de la misère.
C’est l’humanité régénérée par l’éducation
rendue possible
.

La solution de Malthus préconisait
le mariage tardif et une chasteté prolongée en dehors du
mariage. La solution néo-malthusienne prétend donner les
moyens aptes à limiter les naissances. Avec et après Robin,
le propagandiste le plus passionné est Eugène Humbert, né
en Lorraine en 1870. Imprimeur, gérant de la revue Régénération,
Humbert réussit à convaincre Sébastien Faure du bien-fondé
des thèses malthusiennes. Le 15 avril 1908, Eugène et Jeanne
Humbert lancent un nouveau journal, Génération consciente.
Les poursuites et les procès se multiplient devant pareille activité.
La
Ligue contre la licence des Rues
, parrainée par le sénateur
Bérenger, manifeste partout son hostilité. L’opinion se divise.
Les milieux intellectuels brandissent des arguments contradictoires. La
prison et les amendes n’empêchent pas Humbert de songer à
ouvrir en plein centre de Paris une clinique néo-malthusienne
médicale et pharmaceutique
. La guerre de 1914 arrête la
réalisation du projet. En 1912, devant les menaces croissantes du
conflit européen, Humbert écrit un appel significatif : Par
milliers et par milliers, on tuera des hommes de vingt ans. Le moment serait
mal choisi pour faire des enfants. Plutôt que de fournir encore de
la chair à mitraille, femmes refusez vos flancs aux fécondations
malheureuses. Que vos étreintes soient stériles. Pour protester
efficacement contre les criminelles hécatombes humaines, faites
la grève des ventres !

La guerre de 1914 ne surprend
donc point Humbert qui, fidèle à ses convictions libertaires,
part s’installer en Espagne. En 1919, l’Alliance nationale pour l’accroissement
de la population française
développe une vaste campagne
pour obtenir le vote d’une loi hostile aux propagandistes de la limitation
des naissances. En dépit des efforts des néo-malthusiens,
la loi du 31 juillet 1920 donne satisfactions à l’Alliance en prévoyant
de très lourdes peines contre l’utilisation ou la propagande de
tout moyen anticonceptionnel. Après avoir connu de 1922 à
1924, trente-deux mois d’emprisonnement, Humbert fonde en 1927, avec Victor
Marguerite et G. Hardy, la section de la Ligue mondiale pour la Réforme
sexuelle sur une base scientifique
dont le siège est à
Copenhague. En 1931, âgé de 61 ans, Humbert lance un nouveau
journal, La Grande Réforme. Jusqu’à sa mort, survenue
en juin 1944 dans la prison d’Amiens, détruite par un raid aérien,
Humbert ne cessera plus, par la parole et par la plume, de défendre
et de propager les thèses néo-malthusiennes. Et en 1946,
Jeanne Humbert trouvera encore le courage de faire reparaître La
Grande Réforme
.

En marge de cette activité
néo-malthusienne, certains anarchistes ont défini très
clairement ce que doit être L’Amour en liberté. Ce
n’est plus le problème de la limitation des naissances qui est ici
envisagé mais la volonté de supprimer les tabous et les interdits
en matière sexuelle.

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