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Les Anars, des origines à hier soir (5)

LE TEMPS DES RÉALISATIONS

Le 2000

Révolutions sociales

Russie 1917 : libertaires contre bolchéviques

En 1917 comme en 1870, les
marxistes et les libertaires s’opposent en tous points.

Après avoir réussi
le coup d’État d’octobre, la tendance bolchévique du Parti
social-démocrate de Russie
met en pratique les mesures préconisées
par son dirigeant, Lénine, dans ses Thèses d’Avril
 : la confiscation et le partage des terres agricoles, la nationalisation
des fabriques et des usines, la cessation immédiate des hostilités
avec l’Allemagne.

Pour affirmer leur pouvoir,
les bolchéviques mettent en pratique le concept de dictaturedu
prolétariat
, phase "transitoire" où tout le pouvoir est
concentré entre les mains de la classe ouvrière ou plutôt
du Parti qui s’arroge le droit de la représenter. Un pouvoir politique
ultra-centralisé organise la vie de l’État.

Malgré leur influence
limitée, les anarchistes veulent, eux, après la révolution
démocratique contre le tsarisme, mettre en uvre une véritable
révolution sociale où la nouvelle société serait
administrée par la libre activité des associations de travailleurs.
Pour eux, il n’est pas question d’édifier un nouvel État
(fût-il "démocratique") et encore moins de mettre en place
une quelconque dictature (fût-elle "transitoire").

Les libertaires rentrés
de l’étranger s’interrogent sur le sens du slogan si populaire Tout
le pouvoir aux Soviets
. Dans l’hebdomadaire anarcho-syndicaliste Goloss-Trou-da
(La voix du travail) du 29 octobre 1917, on peut lire Si par
pouvoir, on veut dire que tout travail créateur et toute activité
organisatrice, sur toute l’étendue du pays, passeront aux mains
des organismes ouvriers et paysans soutenus par les masses en armes...
Si le mot d’ordre "Pouvoir aux Soviets" ne signifie pas l’installation
de foyers d’un pouvoir politique, foyers subordonnés à un
centre politique et autoritaire général de l’État
 ; si enfin le parti politique aspirant au pouvoir et à la domination
s’élimine après la victoire et cède effectivement
sa place à une libre auto-organisation des travailleurs ; si le
"pouvoir des Soviets " ne devient pas, en réalité, un pouvoir
étatiste d’un nouveau parti politique, alors et alors seulement,
la nouvelle crise pourra devenir la dernière, pourra signifier le
début d’une ère nouvelle.

Pareillement, la décision
des bolchéviques de maintenir les élections pour la mise
sur pied d’une Assemblée constituante se heurte à
l’hostilité des anarchistes. Ils pensent, en effet, que deux dangers
guettent cette Assemblée. Soit les bolchéviques y seront
minoritaires, et dans ce cas, ce sera une institution politique de façade
 ; soit les bolchéviques y seront majoritaires et dès lors,
ils deviendront les maîtres légaux du pays et briseront toute
opposition. Enfin, les anarchistes sont hostiles à tout traité
de paix avec l’Allemagne.

Comme les socialistes-révolutionnaires
de gauche, les libertaires veulent continuer la lutte, attirer dans les
profondeurs du pays l’armée allemande pour la démoraliser
et la battre grâce à la résistance d’une guérilla
populaire. Le Traité de Brest-Litovsk (la fin des hostilités
contre des territoires) met fin à ces espoirs. Il permet aux forces
austro-allemandes d’occuper les riches terres ukrainiennes en échange
de la paix. En dépit des représailles, les paysans commencent
à se soulever, à organiser des groupes d’auto-défense
et de francs-tireurs.

Dans le sud de l’Ukraine, les
actions paysannes sont particulièrement nombreuses, surtout dans
la région de Gouliaï-Polié, où une force autonome
anime la résistance.

L’épopée de la Makhnovstina

La Révolution Russe
de 1917 n’a pas fini de faire couler l’encre, comme elle a fait couler
le sang.

Il est difficile d’aborder
ce sujet tabou sans heurter les idées reçues, les idées
déformées par plus d’un demi-siècle de falsification
stalinienne. Pour résumer notre point de départ, qui est
celui de tout observateur non soumis à une idéologie, disons
que la Révolution débute en 1917 et s’achève en 1918,
quand les Bolchéviques confisquent le pouvoir populaire à
leur seul profit et liquident les soviets créés par les ouvriers,
soldats et paysans qui ont fait cette révolution. Il faudra vingt
ans de massacres ininterrompus, pour que les deux pour cent de léninistes
deviennent majoritaires dans le pays, ceci sous la poigne de Staline.

Éliminer l’autogestion
et les soviets, ce fut une tâche difficile. En face des leaders bureaucrates,
issus de la bourgeoisie russe, Trotsky ou Lénine, de remarquables
leaders prolétariens se dressèrent et se firent abattre après
de dures bagarres.

L’insurrection de Cronstadt,
pour ne citer que la plus célèbre, ne put être réprimée
que par une Armée Rouge nombreuse et dirigée en personne
par Trotsky, Kamenev et Zinoviev, qui firent un bain de sang des ouvriers
et marins, avant de célébrer le lendemain l’anniversaire
de... la Commune de Paris.

L’épisode, le plus étonnant
reste la guerre civile en Ukraine d’où émerge une personnalité
dominante : Nestor Makhno, de son vrai nom Nestor Ivanoviteh Mikhienko.
Né en 1889 à Goulaïe-Polié, petite bourgade d’Ukraine,
dans une famille de paysans pauvres, Makhno milite très tôt.
Vacher, ouvrier agricole, ouvrier tout court, il participe au groupe anarchiste
de la ville. Avec ses compagnons, il organise un attentat qui rate lamentablement
et lui vaut la prison. À cause de son jeune âge, il échappe
à la condamnation à mort, mais ne pourra sortir de prison
qu’à la révolution, soit neuf ans plus tard.

En prison, sa conscience politique
s’est formée, notamment par sa rencontre avec un militant remarquable,
Piotr Archinov (1887-1936), un des leaders anars moscovites, serrurier
de son état.

Makhno possède déjà
le charisme qui fera de lui le Batko (père) de la commune
ukrainienne, un mot courant là-bas, mais qui lui est appliqué
constamment (il évoque plus le respect qu’on doit à quelqu’un
qui est admiré qu’un autoritarisme paternel). Son visage porte les
marques de la petite vérole, mais ses hautes pommettes lui donnent
un regard fascinant. Son humour, son entêtement légendaire,
son intelligence feront le reste.

Libéré par les
événements, il court à Goulaïe-Polié,
où se constitue un soviet qui va devenir légendaire. Son
premier président sera l’instituteur du bourg, Tchernoknijny, qui
est sans ambiguïté sur l’orientation politique du conseil :

La
conception des soviets libres de travailleurs est suscitée par la
vie même. Cette forme transitoire d’autogestion mène dans
sa pratique au futur ordre non-autoritaire, fondé sur les principes
d’une liberté absolue, d’une égalité et d’une
fraternité totales
. On a rarement dit plus en si peu de mots.

Makhno se jette à corps
perdu dans la construction du soviet. Les membres du conseil enlèvent
les terres et le bétail aux riches latifundistes et les distribuent
aux paysans pauvres. Il se crée des communes, à participation
uniquement volontaire (on est loin des kolkhozes staliniens qui mèneront
l’économie russe au désastre), d’environ cent à trois
cents personnes. Les quelques usines de la ville sont autogérées,
et des comités de gestion sont chargés de la distribution
et de la répartition de la production. Entre usine autogérée
et commune paysanne, c’est l’échange le plus primitif qui se réinstaure.

La première commune
libre s’appelera Rosa Luxemburg, en hommage à celle qui vient
d’être assassinée à Berlin. Ces communes se sont créées
d’elles-mêmes, et ce sont les paysans pauvres qui en sont les premiers
membres. Chacun y travaille selon ses forces, l’égalitarisme y est
poussé à son maximum, et l’entraide devient une obsession.
Tous les délégués et les organisateurs sont choisis
par les membres au complet. Il y aura des congrès périodiques
entre les communes, dont trois à l’échelon de la région
entière.

L’éducation est prise
en charge par les révolutionnaires, et elle s’inspira des théories
de Francisco Ferrer.

Mais dans le même temps,
c’est la guerre. Les Blancs menacent. Mais il y a aussi les nationalistes
ukrainiens, emmenés par Simon Petlioura, un grand bourgeois modéré.
La révolution a peu pénétré encore en Ukraine,
que déjà les nationalistes ont créé une Rada
Centrale, qui proclame l’indépendance de la république (capitale
Kiev).

Les Bolchéviques répliquent
en envoyant l’armée. Mais l’armistice de Brest-Litovsk survient.
Lénine n’a pas hésité à sacrifier toute l’Ukraine,
qui est cédée à l’Autriche-Hongrie. Les Austros-Hongrois
désignent un gouverneur, un hetman, Skoropadsky, qui remplace Petlioura.
Lénine abandonne Kiev que ses armées venaient de prendre.

Les soviets ukrainiens ne l’entendent
pas ainsi, et vont lutter désormais contre l’envahisseur. Makhno
a créé à Goulaïe-Polié un syndicat des
ouvriers agricoles, il est président de l’union paysanne, du syndicat
des ouvriers métallurgistes et menuisiers, du soviet. Il ne lui
reste plus qu’à créer une armée. C’est chose faite
dès janvier 1918. Rapidement, elle sera connue dans tous les pays
sous le nom de Makhnovtchina.

C’est une colonne, qui comprendra
rapidement 50.000 personnes, avec des canons, des chars et des trains blindés
pris à l’en-nemi, et surtout les célèbres tatchanki,
attelages à deux chevaux, très mobiles, qui sont l’avant-garde
de la colonne, l’infanterie étant au milieu et l’artillerie derrière.

Ces attelages seront l’âme
de la République de tatchanki, la colonne Makhno, que toute
la population paysanne et ouvrière va soutenir deux ans durant.
Cette armée est de qualité, sur le plan militaire : les paysans
ont combattu entre 1914 et 1918, ils sont encore dans le feu de l’action.
Tous sont volontaires, la discipline est librement consentie, elle est
décidée collectivement avant, tous les responsables et officiers
sont élus par la troupe, Makhno ayant cependant un droit de veto
pour les commandants.

Toutes les colonnes dirigées
par d’autres révolutionnaires, soit à leur compte soit pour
le compte de l’Armée Rouge, vont rejoindre la
Makhnovtchina,
notamment celle de Berdiansk, menée par le paysan anarchiste Basile
Kourilenko, dont on dit souvent qu’il aurait pu prendre la place de Makhno
 ; celle de Dibrivka, menée par l’ancien matelot Stchouss ; celle
de Grichino, dirigée par Pétrenko-Platonoff.
Obligés de se battre
sans cesse et de se déplacer, les paysans ont du mal à maintenir
les communes. La Makhnovtchina manque d’intellectuels, on ne verra
guère les rejoindre que Piotr Archinov, de 1919 à 1920 (il
repartira à Moscou s’occuper du mouvement en décomposition),
Voline, de son vrai nom Vsevolod M. Eichenbaum (1882-1945), un membre du
Nabat,
la principale organisation anar de l’époque, Ossip et Aron Baron,
autres membres du Nabat, qui s’occuperont quelques temps de la culture
et de l’éducation, organiseront les conférences, rédigeront
tracts et affiches, assureront toute la propagande.
Voline dirigera aussi le Conseil
Militaire Insurrectionnel
durant six mois. C’est son témoignage
essentiel, La Révolution Inconnue, qui est la source principale,
avec Le mouvement Makhnoviste d’Archinov, de tout ce que nous savons de
certain sur Makhno et les siens.
La durée des combats
est un autre danger pour les Makhnovistes : la militarisation prolongée
conduit rarement aux idées autogestionnaires et les partisans de
Makhno seront souvent victimes de leurs contradictions. D’autant qu’ils
ne sont pas exempts de défauts : Makhno boit, devient très
violent et coléreux quand il est ivre, n’a pas toujours avec les
femmes le comportement du parfait libertaire, est mal entouré, bien
que sa "clique" se fasse souvent remettre à sa place par la base.

Un exemple entre mille : un
des commandants, jeune, courageux et combatif, l’immense Klein, blessé
à de multiples reprises, se voit reprocher lors d’un congrès
de s’être saoûlé, alors qu’il a lui-même interdit
cela à ses soldats. Il fera son autocritique, expliquant qu’il s’ennuie
loin des combats et qu’on veuille bien le renvoyer se battre. On lui pardonne
et on l’envoie au front.

Le manque constant d’armes
et de munitions ne compense pas toujours les valeurs combatives de l’armée.
En revanche, le niveau politique est très haut, les paysans se font
très vite à l’autogestion, et entre chaque mouvement, offensif
ou défensif, ils retournent aux réalisations concrètes,
encouragés par un Makhno qui a bien senti que construire et détruire
sont les deux mamelles du changement. Sur les terres de la région
flotte le drapeau noir. Les juges et policiers ont été chassés,
voire gardés comme simples messagers. Mais le danger est grand.
Alors que la guerre civile s’articule autour des trois forces (Makhno,
les Bolchéviques et les nationalistes), qui se battent entre elles,
cinquante anarchistes ayant été abattus ou emprisonnés
à Moscou ; la Makhnovtchina commence à semer la terreur
chez les bourgeois ukrainiens.

Petlioura s’était fait
connaître par ses pogroms de Juifs (il mourra, assassiné par
un militant juif, en exil), mais il avait aussi profité d’un voyage
à Moscou de Makhno (au cours duquel se situe la rencontre de ce
dernier avec un Lénine déjà incapable de saisir l’évolution
de la situation, et des anars avec lesquels il ne s’entend pas, notamment
Kropotkine), pour faire assassiner son frère invalide de guerre,
brûler sa maison et mettre sa tête à prix. Les Petliourovski
verront s’abattre sur eux la vengeance du Batko : les persécuteurs,
flics, officiers seront chaque fois impitoyablement exécutés,
souvent férocement.

C’est le début d’une
lutte à mort. Elle se continuera contre les armées blanches
de Skoropadsky, de Dénikine (qui sera vite vaincu), puis de Wrangel.
Simon Petlioura laisse la place en 1919. Le Comité Révolutionnaire
clandestin charge Makhno d’organiser la lutte contre l’envahisseur austro-hongrois.

Ses tatchanki font merveille
 : le même jour, il peut attaquer à deux endroits distants
de centaines de kilomètres. Ses raids lui apportent armes, vivres,
argent, matériel. Aucun bataillon ne lui résiste, les paysans
lui fournissant, outre le gîte et le couvert, des chevaux frais,
des armes, des renseignements précieux. Ce qui leur vaut parfois
de dures représailles.

Les Bolchéviques, qui
ont pourtant les armées blanches sur le dos, n’hésitent pas
à s’attaquer violemment aux libertaires : arrestations, assassinats
se multiplient. Trotsky, qui ne perd jamais l’occasion de massacrer la
canaille anarchiste, et le lugubre Dzerjinski, patron de la Tchéka,
mènent la répression. En septembre 1918, la femme et l’enfant
de Makhno sont assassinés. Partout le désarmement des non-bolchéviques
est systématique. Ou les soldats entrent dans l’Armée Rouge,
ou ils retournent chez eux.

Pendant ce temps, Makhno lance
une attaque générale contre l’hetman Skoropadsky, puis contre
Petlioura à Ekatérinoslaw, où il est soutenu par...
les Bolchéviques, qui jouent sur tous les tableaux. Makhno entre
dans la ville, habillé en civil, par le train, incognito. L’armée
de Petlioura est liquidée, et Makhno abandonne la ville aux Bolchéviques.

Ce sera, de novembre 1918 à
juin 1919, la grande pause où Rouges et Blancs se tiennent à
distance, et où la Makhnovtchina va se développer,
l’armée occupant toute la région de Goulaïe-Polié,
et où, pour la première fois, ils ont le temps de réfléchir
un peu, de théoriser même, sur leur expérience.

Petlioura revient un temps,
reprend Kiev, tandis que les Austro-Hongrois se retirent, que l’hetman
et les gros propriétaires fuient. L’Armée Rouge récupérera
finalement Kiev.

Tout au long de ces événements,
des bandes de pillards écument la région, ce qui permettra,
le moment venu, à la propagande unie des Bolchéviques et
des Blancs de présenter le gêneur Makhno comme un bandit de
grand chemin (de même qu’on lui attribuera froidement les progroms
anti-Juifs de Petlioura.

L’année 1919 est marquée
par la lutte à quatre, les Blancs et les nationalistes ukrainiens
ne s’entendant pas toujours. Makhno continue à temporiser avec Lénine.
Il joue le jeu et ne veut pas diviser les révolutionnaires, même
s’il n’est pas d’accord avec les Rouges. Ayant enlevé cent wagons
de blé à Denikine, il les envoie à Moscou et Petrograd
pour soutenir les soviets.

Tandis que les Denikiniens
font régner une répression terrible, les Bolchéviques
se décident, en mars, à les attaquer. Dybenko les conduit.
Un accord est passé avec Makhno. On se ménagera mutuellement.
La Makhnovtchina restera indépendante, mais Makhno aura un
statut de commissaire politique rouge. Le drapeau noir flotte toujours
sur chaque tatchanka. On imagine la façon dont les chefs bolcheviques
ont dû se contenir pour ne pas éclater, Trotsky entre autres,
ou Dybenko qui mènera militairement la répression contre
Cronstadt.

La Tchéka, en quelques
semaines, se rend odieuse aux paysans, qui virent les tchékistes
et leur administration bureaucratique. En représailles, les critiques
contre la Makhnovtchina pleuvent, les vivres ne parviennent pas
toujours, les munitions non plus, et quelques arrestations sont pratiquées.
Les congrès des conseils
se déroulent à Goulaïe-Polié en janvier, février
et avril. Soixante-douze délégués représentent
à ce dernier deux millions d’hommes. Dybenko le déclare contre-révolutionnaire,
et une campagne de presse est lancée contre les autogestionnaires,
traités de criminels et de koulaks (ce qui ne manque pas de sel
étant donné que les paysans sont restés pauvres, parfois
même plus qu’avant).

L’ineffable Trotsky aura ce
mot historique : Il vaut mieux céder l’Ukraine entière
à Denikine que de permettre une expansion du mouvement makhnoviste.
Le mouvement de Denikine, franchement contre-révolutionnaire, pourra
aisément être compromis plus tard par la voie de la propagande
de classe, tandis que la Makhnovtchina se développe au fond des
masses et soulève justement les masses contre nous.

C’est à cette époque
qu’un premier complot bolchevique visant à l’assassinat de Makhno
est conçu. C’est Makhno lui-même qui l’évente. Les
comploteurs sont exécutés aussitôt. Et c’est au moment
même où Denikine lance sa grande offensive que les Bolchéviques
attaquent Goulaïe-Polié, en juin 1919. C’est la fin de la période
de puissance totale de Makhno sur l’Ukraine.

Attaqué dans le dos,
ses communes détruites, ses partisans exécutés sommairement,
Makhno quitte son poste dans l’Armée Rouge. À la tête
des Rouges : Trotsky, une fois de plus, cet homme borné, mais
démesurément orgueilleux et méchant, ce bon polémiste
et orateur devenu - grâce à l’égarement de la Révolution
- dictateur militaire "infaillible" d’un immense pays
, comme le décrit
Voline.

Les Rouges se retirent devant
Denikine, afin que celui-ci puisse prendre Makhno à revers et se
charger de sa liquidation. Sous le commandement de Vorochilov, de nouvelles
forces bolchéviques arrivent, et proposition est faite à
Makhno de lutter côte à côte. Il refuse. Il n’a pas
tort : Vorochilov a en poche un ordre de Trotsky lui enjoignant de s’emparer
de Makhno et de le fusiller sur place. Certains hommes de Makhno accepteront
malgré tout, sur ordre, un commandement dans l’Armée Rouge.
Le lendemain du jour où
Trotsky proclame publiquement que Denikine ne représente pas une
menace sérieuse, celui-ci prend Ekaterinoslaw et menace Kharkov,
qui tombe à son tour en juillet.

Paniquée, l’Armée
Rouge s’enfuit, et l’Ukraine est abandonnée à son sort.

Il ne reste plus, face à
la terreur blanche, que Makhno. Les hommes de Makhno restés dans
l’Armée Rouge reviennent à lui, suivis par pas mal de déserteurs
bolcheviques. La population fuit avec Makhno, effrayée par les exactions
des Blancs, qui fusillent les hommes, violent les femmes (si elles sont
juives, c’est systématique). La retraite dure jusqu’en septembre.

Encerclé, dormant à
peine, se déplaçant sans arrêt, Makhno a déjà
huit mille blessés qu’il traîne derrière lui. À
Ouman, tenue par les derniers Petliourovski, il pactise avec eux pour faire
soigner ses blessés, mais se fait trahir, et encercler complètement
par les Blancs, qui ont à leur tête le général
Slastchoff (qui deviendra plus tard un officier... bolchevique).

Le 26 septembre, c’est le tournant.
Makhno change de direction et attaque les Blancs, à Pèregonova.
Il disparaît au début de la bataille, puis ressurgit à
revers, couvert de poussière, au moment où ses troupes se
faisaient enfoncer, provoque la débandade blanche, poursuit impitoyablement
les fuyards qui sont massacrés au sabre, près d’une rivière.
Poussant aussitôt son
avantage, il enfonce le front, bouscule les Blancs (rien n’est défendu
sur leurs arrières), et reprend en quelques jours toute l’Ukraine.

Sur son passage, c’est la panique.
Les Makhnovistes brûlent les prisons, exécutent les officiers,
les policiers, les koulaks, les curés, les riches bourgeois. Ils
suppriment toutes les interdictions quelles qu’elles soient. Sur une affiche
placardée partout, où l’on explique ce qu’est la Makhnovtchina,
il est marqué entre autres : C’est aux paysans et aux ouvriers
eux-mêmes d’agir, de s’organiser, de s’entendre entre eux dans tous
les domaines de leur vie, comme ils le conçoivent eux-mêmes
et comme ils le veulent. Qu’ils sachent donc dès à présent
que l’armée makhnoviste ne leur imposera, ne leur dictera, ne leur
ordonnera quoi que ce soit. Les Makhnovistes ne peuvent que les aider,
leur donnant tel ou tel avis ou conseil, mettant à leur disposition
les forces intellectuelles, militaires ou autres dont ils auraient besoin.
Mais ils ne peuvent ni ne veulent en aucun cas les gouverner, leur prescrire
quoi que ce soit
.

Denikine fuit. Il est vaincu
définitivement. Pas fous, les Bolchéviques reviennent à
toute vitesse, attaquent mollement près d’Orel, ce qui leur permettra
d’accréditer la légende selon laquelle l’Armée Rouge
a vaincu Denikine. Ils tentent de réimplanter leur bureaucratie
partout où ils passent, mais Makhno les en empêche.
Un congrès important
a lieu à Alexandrovsk, qui organise tout en coopératives,
généralise l’autogestion et charge Makhno de superviser les
opérations militaires, avec dix-huit commandants sous ses ordres.
Peu après, commence l’épidémie de typhus qui ne lâchera
plus la Makhnovtchina, décimant ses rangs. Makhno lui-même
sera malade longtemps.

Une nouvelle fois, pas aussi
naïf que certains historiens semblent le croire, mais n’ayant guère
le choix, Makhno va temporiser et faire semblant de s’allier avec les Rouges.
Les armées fraternisent. Les Bolchéviques n’hésitent
pas à demander à Makhno d’attaquer sur le front polonais,
loin de sa province. Il refuse et se replie sur Goulaïe-Polié,
une fois de plus.

Désormais, déclaré
hors-la-loi, Makhno échappera plusieurs fois aux tueurs de Trotsky.
Bela Kun, qui s’est fait connaître lors de la Commune de Hongrie,
s’allie avec lui, mais le calomnie dès qu’il tourne le dos.

La propagande insensée
dirigée contre lui est curieusement reprise dans le monde en-tier,
les journaux estimant sans doute, et à juste titre, qu’il est un
danger bien plus grand pour le capitalisme que Lénine.

Partout où ils le peuvent,
les Bolchéviques détruisent ce que Makhno a construit. À

cette époque, deux cents mille paysans au total seront fusillés.
Goulaïe-Polié change de mains plusieurs fois, et chaque fois
ce sont des nouvelles exécutions, Makhno ne ratant pas les commissaires
et officiers rouges.

C’est au printemps 1920 qu’une
nouvelle offensive des Blancs a lieu, en Crimée cette fois, sous
la houlette d’un ancien baron tzariste, Wrangel. À chaque attaque
de Makhno, qui reprend les armes contre l’envahisseur, les Bolchéviques
attaquent dans son dos. Pour faire bonne mesure, la propagande rouge accuse
bien sûr Makhno du contraire (s’allier avec les Blancs). Ils refusent
de répondre à l’appel à l’union anti-blanche lancée
par Makhno. Ossip et Voline l’ont rejoint.

Tandis que Wrangel avance,
prend une à une toutes les villes d’Ukraine, dont Goulaïe-Polié,
un accord est finalement conclu entre les Rouges et les Makhnovistes.
Voline en bénéficiera
 : prisonnier des Bolchéviques, il est libéré à
cette occasion, avec d’autres anarchistes. Les communistes et anarchistes
participent ensemble une dernière fois aux soviets, Makhno est libre
de sa stratégie et les habitants des régions makhnovistes
se voient reconnaître le droit de s’organiser eux-mêmes, droit
qu’ils avaient pris depuis longtemps, et les Bolchéviques reconnaissent
publiquement qu’il n’y a pas d’alliance Makhno-Wrangel.

Ce dernier subit aussitôt
sa première défaite, prélude à une liquidation
totale, qui survient en novembre 1920, due aux efforts conjugués
des deux "alliés".

À Goulaïe-Polié,
une fois de plus, on repart à zéro, on recommence tout. L’école
est remise sur pied par des Ferreristes. La Makhnovtchina repart
de plus belle. De leur côté, Lénine et Trotsky ordonnent
l’assassinat de Makhno et l’élimination de ses partisans. Maintenant
que l’ennemi commun est dans la poussière, rien ne freine plus leur
inévitable affrontement direct.

Le premier complot a été
préparé avant la chute de Wrangel. Par surprise, l’état-major
makhnoviste de Crimée est arrêté. Les chefs, dont le
paysan Simon Karetnik qui le commandait (il remplaçait souvent Makhno
comme chef suprême), et Piotr Gavrilenko, paysan anarchiste lui aussi,
un des vainqueurs de Denikine, sont exécutés sommairement.
Seul Martchenko, un autre paysan de Goulaïe-Polié, commandant
de la cavalerie, parvient à s’échapper avec deux cent cinquante
hommes (sur mille cinq cents).

En arrivant, Martchenko et
Taranovsky (autre commandant) se présentent devant un Makhno abattu
 : J’ai l’honneur de vous annoncer le retour de l’armée de Crimée,
dit Martchenko. Oui, frères, à présent, seulement,
nous savons ce que sont les Communistes
. Makhno, lui, le savait depuis
longtemps, mais les événements ne lui avaient pas laissé
le choix. Il quitte une fois de plus Goulaïe-Polié, avec seulement,
deux cent cinquante hommes, pour être plus rapide. Il est malade
comme un chien, il a une cheville fracassée. Il lui faut se remettre
de ce coup.

Voline, qui à cette
époque a été arrêté, rapporte qu’un des
responsables de la Tchéka, Samsonoff, qui l’interroge, lui a fait
cette remarque :
Nous sommes devenus maintenant de vrais et habiles
hommes d’État
[...] Dès que nous n’eûmes plus
besoin de ses services - et qu’il commença même plutôt
à nous gêner - nous sûmes nous en débarrasser
définitivement
. Difficile de mieux résumer la situation.
Mais Makhno n’est pas définitivement
abattu. Il reconstitue une armée de mille cavaliers et mille cinq
cents fantassins. Il contre-attaque, reprend sa Goulaïe-Polié,
il fait six mille prisonniers bolcheviques : deux mille vont déserter
aussitôt pour se joindre à lui. Il faut dire qu’il commence
à être évident pour les vieux Bolchéviques que
leur révolution est d’ores et déjà confisquée
par une poignée d’arrivistes et de bureaucrates, dont la plupart
n’ont même pas participé aux premiers combats, ou encore ne
l’ont fait qu’à contre-cur : Trotsky, Kamenev, Zinoviev, etc...
La lutte continuera jusqu’en
1921. Finalement, Makhno doit reculer. L’hiver, la neige, le gel, l’entravent.
Nombre de ses fidèles lieutenants sont tués, Martchenko,
Grégori Vassilevsky (qui le remplaçait souvent à la
tête de l’armée), etc... Lui-même est blessé
plusieurs fois, il se tient à cheval avec peine, il a une balle
dans la cuisse, une autre dans le ventre.

L’été voit ses
derniers compagnons mourir, Stehouss, Kourilenko, Mikhaleff-Pav-lenko.
Les paysans le cachent de force, car il ne peut plus marcher ni tenir debout.
Il surmonte sa faiblesse et se sauve.

À l’extérieur,
il est seul. Tous les anarchistes russes le désavouent, tous se
leurrent sur son rôle réel, ils sont trop sensibles à
la propagande léniniste. Au Congrès des Syndicats Rouges,
il est dénoncé par les anars collabos. Dans les autres pays,
il est considéré comme un chef de gang. Quand la Makhnovtchina
était puissante, il était soutenu par les anars ; une fois
celle-ci abattue, tous le lâchent sans vergogne. L’ensemble du mouvement
anarchiste russe est alors moscovite. La plupart ignorent tout des problèmes
ukrainiens et ruraux.

Cette faiblesse et cet aveuglement
des libertaires russes, qui manquent aussi de personnalités fortes,
expliquent partiellement que Lénine et les siens aient pu si facilement
détourner un mouvement aussi puissant que la révolution russe,
pour en faire un système bureaucratique et capitaliste d’État.

Makhno d’ailleurs méprise
profondément les anars de Moscou.

En août, Boudiény
bat définitivement les armées makhnovistes. Nestor Makhno
est blessé, Ivanuk et Pétrenko tués (c’étaient
ses deux derniers compagnons fidèles) ; il réussit à
s’enfuir avec - selon les sources - deux cent cinquante ou seulement soixante-dix-sept
cavaliers survivants.

Puis, caché dans un
char à foin, percé de coups de baïonnettes à
un contrôle, il passe en Roumanie, où il est soigné
et interné.

Tandis que les derniers éléments
de la Makhnovtchina sont liquidés, que le sinistre Frounzé
massacre femmes et enfants, toute l’Ukraine va être soumise à
une dictature qu’aucun tzar n’avait jamais fait peser. À peine remis
de ses blessures, Makhno s’évade de Roumanie, passe en Pologne,
où il est nouveau arrêté. Il s’évade encore,
passe en Allemagne, où il retrouve quelques-uns de ses partisans.
Il écrit.

On le retrouvera à Paris,
exilé, sombre. Chauffeur de taxi, manuvre chez Renault. Sa femme
Galina Andreevna, qui avait rêvé d’être la compagne
d’un révolutionnaire ukrainien, l’abandonnent. Son pied jamais guéri,
sa joue barrée d’une large cicatrice, il écrit ses mémoires
(qui hélas resteront inachevés et s’arrêtent au début
de la révolution). Il boit de plus en plus. La tuberculose le ronge.
Il meurt en 1935.

1921 : les marins de Cronstadt

Principale base de la flotte
de la Baltique et ville fortifiée sur l’île de Kotline, Cronstadt
à trente kilomètres de Pétrograd, abrite en 1917 quelque
50.000 habitants, pour la plupart des marins de la Baltique, soldats, officiers,
ouvriers des arsenaux militaires.

De février à
novembre 1917, les marins de Cronstadt sont de tous les soulèvements.

Fer de lance de l’insurrection,
l’orgueil
et la gloire de la Révolution russe
reconnaîtra Léon
Trotsky (En novembre 1905 et en juillet 1906 déjà, les soulèvements
de marins et soldats de Cronstadt ont été écrasés
par la garde impériale de Saint-Pétersbourg.

Au lendemain de la victoire
bolchévique, ce sont les marins de Cronstadt, entraînés
par le jeune anarchiste Anatole Jelezniakov, qui dispersent l’Assemblée
Constituante).

À la fin du mois de
février 1917, les marins commencent par se saisir de 236 officiers
particulièrement détestés, proclament l’éligibilité
du commandement
, abolissent le port des pattes d’épaule et organisent
le Soviet de Cronstadt.

Dans ce Soviet figure un anarchiste,
Efim Yartchouk. Cronstadt devint bientôt la Mecque révolutionnaire
ou se rendaient les différentes délégations du front
et de l’arrière
, note Ida Mett.

Pendant les semaines de la
révolution bourgeoise (février 1917), la ville apparaît
en effet comme un exemple surprenant de pouvoir populaire.

Dans sa séance du 26
Mai 1917, son Soviet décide que Le pouvoir dans la ville de Cronstadt
se trouve désormais uniquement entre les mains des Soviets, des
députés, des ouvriers et des soldats, lequel pour les affaires
concernant le pays entier se met en contact avec le gouvernement provisoire
.

Mais en dépit de la
constitution du premier ministère de coalition (18 mai-5 août
1917), la politique sociale du gouvernement reste très prudente.
Début juillet, l’échec
militaire de Lemberg (Lvov) en Pologne, provoque à Pétrograd
de violentes manifestations. Les bolchéviques sont débordés.
Le 4 juillet, l’arrivée de plusieurs milliers de marins de Cronstadt
déployant drapeaux rouges et drapeaux noirs relance l’émeute.
Tchernov, ministre de l’Agriculture et chef des socialistes-révolutionnaires,
harangue les manifestants. Les marins se saisissent de lui comme otage
et le jettent dans une voiture découverte. Le gouvernement doit
dépêcher aussitôt Trotsky, l’idole des marins, pour
le délivrer.

En octobre, les marins de Cronstadt
sont encore présents et ce sont eux qui occupent un certain nombre
de points stratégiques. John Reed, l’auteur de Dix jours qui
ébranlèrent le monde
, a bien vu l’influence et la confiance
qu’inspiraient leurs détachements. Cette influence de Cronstadt
repose sur le dynamisme d’hommes prêts à tout pour défendre
la révolution. Mais quelle révolution ? L’organisation de
la vie quotidienne dans la ville forteresse permet de croire que les marins
n’admettaient qu’une révolution : celle du peuple. Ce sont, en effet,
les citoyens eux-mêmes, groupés dans les comités de
maisons et des milices, qui gèrent tous les services et la vie propre
de la cité. Des groupes d’habitants d’un même quartier se
mettent à cultiver en commun des terrains jusqu’alors délaissés.

Une Union des laboureurs
de Cronstadt
produit des objets indispensables comme les clous, les
faux, les charrues... Des comités de maisons, de rues, de quartiers
fournissaient hommes et renseignements au Comité urbain chargé
des intérêts de la ville. Au début de 1918, la population
décide la socialisation des habitations et des maisons. Le
Soviet de Cronstadt composé de bolchéviques pour l’essentiel
et de quelques socialistes-révolutionnaires et d’anarcho-syndicalistes
ne réussit pas à dissuader les citoyens de remettre à
plus tard une mesure aussi radicale. Et l’on commença le recensement
et l’examen des locaux de manière à donner un logis convenable
à chaque habitant.

Les frictions avec le pouvoir
central surgissent en 1918. En février, le Conseil des Commissaires
du Peuple
prononce la dissolution de la flotte et amorce la création
d’une nouvelle Flotte Rouge. Puis, on procède au désarmement
de la population. Des contingents de marins sont expédiés
sur les divers fronts intérieurs. En avril, les groupes anarchistes
de Moscou sont dissous et traqués. Cronstadt ne peut qu’émettre
deux motions de protestation. La très dure mobilisation des énergies
au cours des années du communisme de guerre (1918-1921) provoque
dans tout le pays, à la campagne comme à la ville, un mécontentement
d’autant plus tragique que les denrées de première nécessité
ont disparu.

Fin février 1921, des
meetings et des grèves paralysent les grandes usines de Pétrograd.
Tracts et proclamations se succèdent : Un changement fondamental
dans la politique du gouvernement,
dit une de ces affiches, est
nécessaire. En premier lieu, les ouvriers et les paysans ont besoin
de liberté. Ils ne veulent pas vivre selon les prescriptions des
bolchéviques, ils veulent décider eux-mêmes de leur
destin
. Mais le Soviet de Pétrograd proclame la loi martiale,
décide le lock-out des ouvriers des fabriques de Trubotchny,
tandis que la Tchéka (la police politique) procède
à de nombreuses arrestations. Zinoviev, président du Soviet,
ne veut voir dans toute cette agitation qu’une suite de machinations fomentées
par des Mencheviks et des sociaux-révolutionnaires.

À dire vrai, le Cronstadt
de 1921 n’est plus le Cronstadt de 1917. L’avant-garde révolutionnaire
a déserté la cité ; elle est partie sur les divers
fronts intérieurs combattre les armées blanches. En outre,
les marins se recrutent de plus en plus sur les côtes de la Mer Noire,
dans cette Ukraine sensible aux exploits de Makhno. À l’occasion
des permissions passées dans leurs familles, ils observent la rigueur
des réquisitions de céréales et le malaise rural.
La restauration de la discipline militaire, la suppression des comités
de navire, l’installation de commissaires et de spécialistes ont
par ailleurs irrité les matelots. Cependant Cronstadt, ouverte aux
influences libertaires, a conservé la flamme révolutionnaire
et reste à l’écoute de Pétrograd. C’est pourquoi la
place forte envoie des émissaires s’informer des revendications
des grévistes. À leur retour, les marins des bateaux de guerre
Petropavlovsk
et Sébastopol affirment leur solidarité avec les travailleurs
de Pétrograd et protestent de leur loyauté envers la Révolution
et le Parti Communiste. Très vite, le mouvement s’étend à
toute la flotte. Le 1er mars, les équipages organisent un meeting
sur la place Yakorny ; 16.000 marins, ouvriers et soldats y participent.
Le président de la République, Kalinine, le commissaire de
la Flotte de la Baltique, Kuzmin, s’adressent à l’assistance. Le
Comité d’enquête envoyé à Pétrograd dénonce
les mesures employées par Zinoviev contre les ouvriers. À
l’unanimité moins trois voix (celles de Kalinine, Kuzmin et Vassiliev,
président du Soviet de Cronstadt) une résolution est alors
adoptée qui stipule entre autres points : L’assemblée
décide qu’il faut, étant donné que les Soviets actuels
n’expriment pas la volonté des ouvriers et des paysans Procéder
immédiatement à la réélection des soviets au
moyen du vote secret Établir la liberté de parole et de presse
pour tous les ouvriers et paysans, pour les anarchistes et pour les partis
socialistes de gauche.

Le 2 mars 1921, 300 délégués
se réunissent à la Maison d’Éducation pour discuter
des nouvelles élections au Soviet. Les communistes ne sont qu’une
minorité et la masse des sans-parti fait adopter là création
d’un Comité Révolutionnaire Provisoire qui installe
temporairement son siège sur le navire de guerre Petropavlovsk.
Le 3 mars paraît le premier numéro des Nouvelles du Comité
Révolutionnaire provisoire
(Les
Izvestia de Cronstadt).

Mais quel gouvernement,
note
Paul Avrich, pourrait se payer le luxe d’une mutinerie prolongée
de la marine dans sa principale base stratégique, convoitée
par des ennemis désireux d’en faire le tremplin d’une nouvelle invasion
 ?
La réaction du pouvoir central est immédiate. La radio
moscovite annonce l’isolement total de Cronstadt. Elle voit dans le soulèvement
une conspiration blanc-gardiste organisée par les
espions
de l’Entente
et le contre-espionnage français. Un autre bulletin
précise : Si vous persistez on vous canardera comme des perdreaux.
Dans la nuit du 4 au 5 mars, Trotsky, président du Soviet militaire
révolutionnaire de la République
, lance l’ultimatum suivant
à Cronstadt : Le Gouvernement ouvrier et paysan a déclaré
que Cronstadt et les équipages rebelles doivent se soumettre immédiatement
à l’autorité de la République Soviétique. C’est
pourquoi j’ordonne à tous ceux qui ont pris les armes contre la
patrie socialiste de les déposer immédiatement. Les récalcitrants
seront désarmés et livrés aux autorités soviétiques.
Les communistes et autres représentants du gouvernement doivent
être immédiatement libérés. Seuls ceux qui se
rendront sans condition peuvent compter sur l’indulgence de la république
soviétique. En même temps, je donne des ordres destinés
à réprimer la mutinerie et à réduire les rebelles
par la force des armes. Les chefs des mutins contre-révolutionnaires
seront entièrement responsables des dommages que pourraient subir,
par leur faute, les populations pacifiques. Cet avertissement est définitif.

Quelques anarchistes de Pétrograd
tentent alors une dernière démarche pour dissuader les bolchéviques
d’attaquer Cronstadt. Dans une lettre adressée au Comité
du Travail et de Défense de Pétrograd
, Alexandre Berkman,
Emma Goldman, Perkus, Petrovsky proposent vainement l’envoi d’une commission
apte à dénouer pacifiquement le conflit. Tandis que les troupes
bolchéviques se préparent à l’assaut, Cronstadt espère
encore l’appui de Pétrograd et des autres grandes villes. À
travers la Russie, les anarchistes accueillent avec enthousiasme l’annonce
du soulèvement. Ils diffusent à Pétrograd un tract
mobilisateur : C’est pour toi, peuple de Pétrograd, que les marins
se sont levés. Sors de ta léthargie et prends part au combat
contre la dictature communiste ; après quoi l’anarchie s’installera
.
La presse de Cronstadt dénonce
le feld-maréchal Trotsky. Des mots d’ordre lapidaires surgissent
 : Tout le pouvoir aux soviets et non aux partis, Vive Cronstadt
Rouge avec le pouvoir des soviets libres
, Vive les soviets sans
les bolchéviques
. Tout dialogue s’avère donc impossible.
Est-ce parce qu’il ne tient pas à participer personnellement à
l’assaut contre le fer de lance de la Révolution ou parce
qu’il ne tient pas à opérer dans une zone relevant de l’autorité
de Zinoviev, toujours est-il que Trotsky confie la responsabilité
de l’attaque au général Toukhachevsky, héros de la
récente campagne polonaise. Des troupes sûres affluent. L’artillerie
communiste occupe les îles voisines. Et le 7 mars 1921 à 18h45,
les batteries communistes ouvrent le feu sur Cronstadt. L’épreuve
de force est engagée. Le 8 mars, les Izvestia de Cronstadt
exposent les motifs de la lutte décisive : La révolution
d’octobre, les ouvriers la firent pour leur libération. Mais l’Homme
s’est retrouvé plus esclave encore qu’auparavant
[...] Au
glorieux emblème de l’État ouvrier (la faucille et le marteau)
le gouvernement communiste a substitué la baïonnette et le
barreau de prison
[...] Ils ont mis la main sur la pensée,
sur l’esprit des travailleurs, obligeant chacun à penser uniquement
selon leur formule. C’est à Cronstadt que la révolution est
en marche
[...] C’est à Cronstadt que nous avons posé
la première pierre de la troisième révolution. Elle
brisera les dernières chaînes qui entravent les masses laborieuses.
Elle ouvrira la nouvelle et la large route de l’édification socialiste
.
En dépit de ces appels
pathétiques, que peuvent faire les 14.000 défenseurs de Cronstadt
devant les bataillons communistes ? L’attaque décisive débute
le 16 mars. Pendant 48 heures, un âpre et sanglant combat se déroule
sous les bombes de l’aviation et de l’artillerie. Le 18 mars, l’opération
militaire s’achève. Cronstadt agonise. Des dizaines de milliers
d’hommes assassinés, la ville noyée dans le sang
écrit
Emma Goldman.
La Néva devint la tombe d’une multitude d’hommes
[...] Le 18 mars, l’anniversaire de la Commune de Paris de 1871, écrasée
deux mois plus tard par Thiers et Gallifet, les bouchers de 30.000 communards
 ! Imités à Cronstadt le 18 mars 1921 !

Cronstadt tombée, Lénine
tire la leçon de l’événement. Certes, le Xème
Congrès du Parti Bolchévique affirme que dans l’émeute
de Cronstadt
la contre-révolution bourgeoise et les gardes blancs
de tous les pays du monde se sont aussitôt montrés prêts
à accepter jusqu’aux mots d’ordre du régime soviétique,
pourvu que fût renversée la dictature du prolétariat
en Russie
. Mais devant ce même Xème Congrès du
Parti, Lénine annonce l’adoption d’une nouvelle politique économique,
la NEP, desserrant par là l’étau du communisme
de guerre
.

Les anarchistes n’ont joué
qu’un rôle minime dans cette insurrection d’un des hauts-lieux de
la révolution russe. Les plus représentatifs des anarchistes
(Jetezniakov, Bleikhman, Yartchouk) n’étaient plus en effet dans
la cité rebelle. Mais les idées libertaires comme les slogans
anarchistes ont mobilisé tous ceux qui croyaient encore possible
la création d’une fédération de communes autonomes.
C’est pourquoi les anarchistes y reconnurent et y reconnaissent toujours
le refus du pouvoir étatique, de la dictature d’un parti s’auto-proclamant
représentant des travailleurs, la prise en main par le peuple lui-même
de son propre destin, sans bergers politiques, sans chefs ni tuteurs. Sans
perdre de vue l’essentiel, à savoir
comme le note Alexandre
Nataf, que la résistance de Cronstadt n’a pas cristallisé
un désir d’arrêter le cours de la révolution, mais
une volonté de le radicaliser.

1936 : la révolution sociale en Espagne

L’Espagne de 1936 abrite six
millions d’ouvriers, dont deux à trois millions sont inscrits à
un syndicat. Deux grandes centrales rassemblent l’essentiel des effectifs
 : l’UGT (Union Générale des Travailleurs) socialiste
et la CNT (Confédération Nationale du Travail) anarcho-syndicaliste
(un million et demi d’adhérents en 1936). En regard, les partis
politiques de gauche (Parti Communiste, Parti Socialiste Ouvrier,
POUM)
ne rassemblent qu’un nombre restreint de militants. Face au coup d’État
du général Franco, le 18 juillet 1936, les deux grandes organisations
anarchistes, la CNT et la FAI (Fédération Anarchiste Ibérique)
veulent mener en même temps la guerre et la révolution. Depuis
longtemps, en Espagne, un antifasciste ne peut être qu’un révolutionnaire.

Révolution sociale contre coup d’État

La rébellion du général
Franco trouve donc les libertaires en état d’alerte. L’ordre de
grève générale lancé par la CNT est un appel
à la lutte antifasciste. Par-delà les divergences idéologiques,
la solidarité des républicains, communistes, socialistes,
anarchistes se manifeste dans les combats menés contre les attaques
des militaires rebelles. Tandis que le pouvoir politique de Madrid se dissout,
des milices populaires se constituent.

Le centre du pays avec la Manche,
la Nouvelle-Castille, une partie de l’Estrémadure, passe sous l’autorité
des communistes et des socialistes. Une sorte d’autonomie régionale
assure à l’Aragon, aux Asturies, à la Biscaye une quasi-indépendance.
La Catalogne reste le fief des anarchistes. Après la première
victoire sur les forces rebelles, Companys, président du gouvernement
catalan, reçoit une délégation armée de la
CNT et de la FAI : Sans vous, leur dit-il, les fascistes triompheraient
en Catalogne. C’est vous, anarchistes, qui avez sauvé la Catalogne
et je vous en remercie. Mais aussi vous avez gagné le droit de prendre
en mains la direction de la vie publique. Nous sommes prêts à
nous retirer et à vous laisser la responsabilité de la situation
.

Les interlocuteurs connaissent
bien Companys, qui s’est acquis une grande célébrité
vers 1920 en défendant les anarchistes. En 1934, lors d’un soulèvement,
il a proclamé la République catalane et a été
condamné à 30 ans de réclusion. Pourtant, Garcia Oliver
décline l’offre d’assumer le pouvoir politique. L’ensemble de la
vie économique est à présent gérée par
les anarcho-syndicalistes ; et les libertaires, hier encore pourchassés,
se retrouvent à la tête de l’Alliance révolutionnaire
antifasciste
. Les représentants anarchistes Joaquim Ascaso,
Durruti, Garcia Oliver dirigent le Comité des milices antifascistes
formé le 23 juillet 36 à Barcelone.

La CNT organise la reprise
du travail et socialise l’économie ; ce sont désormais les
travailleurs qui contrôlent et organisent la production, la presse,
la radio, les grands meetings populaires.

Les rivalités de partis
ou les divergences de but minent pourtant les efforts collectifs. Le Parti
socialiste unifié de Catalogne
(PSUC), l’UGT catalane tentent
de freiner la révolution sociale en s’appuyant sur les craintes
des classes moyennes, tandis que le POUM s’efforce de populariser la thèse
d’un gouvernement ouvrier. Au mois d’août 1936, les impératifs
militaires entraînent une offensive antifasciste contre les nationalistes
de l’Aragon. La Colonne Durruti arrive à 30 km de Saragosse
et, tout en libérant villes et villages, soutient la création
de collectivités agricoles autogérées mises
spontanément sur pied par les paysans. Guerre et révolution
ne sont pas ici dissociées. On comprend dès lors quel dynamisme
anime les hommes de la Colonne Durruti, venue d’Aragon à
Madrid, et arrêtant les franquistes dans la Cité Universitaire
de la capitale espagnole.

Le 26 septembre, la CNT accepte
d’entrer dans la Généralité, c’est-à-dire
dans le Gouvernement catalan désormais appelé Conseil
de défense régional
, auquel se joignent des membres du
POUM (Andrés Nin est ministre de la Justice) et du PSUC. L’avance
des nationalistes rapproche d’ailleurs les socialistes et les anarchistes
catalans. Le 22 octobre, leurs deux centrales syndicales précisent
les objectifs à atteindre : expropriation des grands capitalistes,
collectivisation de leurs entreprises, maintien des petits producteurs.

Fin octobre 1936, devant la
menace nationaliste sur Madrid et la pression que fait peser la guerre
sur la vie politique, des membres de la CNT acceptent de participer au
gouvernement central. Quatre syndicalistes prennent donc en charge un portefeuille
ministériel : Juan Peiro devient ministre de l’industrie Juan Lopez
Sanchez, ministre du Commerce ; Federica Montseny, ministre de la Santé
et Garcia Oliver, ministre de la Justice. L’apport de ce sang nouveau suffisait-il
à justifier l’optimisme de la presse anarchiste voyant dans le 4
novembre Un des faits les plus transcendants qu’enregistra l’histoire
politique de, notre pays ?

À la Justice, Garcia
Oliver José fait montre de belles capacités. Un anarchiste
ministre de la Justice n’est d’ailleurs pas chose courante. Mais cette
participation à un gouvernement bourgeois, cette entrée dans
l’appareil de l’État, susciteront bien des questions et bien des
réactions. D’ailleurs le gouvernement de Largo Caballero a perdu
son prestige. Il quitte Madrid encerclé et se replie à Valence.
Sur la route, le convoi est stoppé un moment à Tarancon par
des anarchistes qui laissent aux ministres le choix de repartir immédiatement
à Madrid ou d’être fusillés...

Barcelone, mai 1937 la contre-révolution

En 1937, tandis qu’à
Moscou la Pravda précise que l’épuration des trotskystes
et anarchistes catalans sera conduite avec la même énergie
que celle avec laquelle elle a été conduite en URSS
,
la lettre ouverte de Camillo Berneri à Federica Montseny s’inquiète
des discours éloquents et des articles brillants tenus ou écrits
par les ministres anarchistes emprisonnés dans une stratégie
de position
. L’heure est venue, conclut Berneri, de se rendre
compte si les anarchistes sont au gouvernement pour être les vestales
d’un feu sur le point de s’éteindre ou bien s’ils y sont désormais
seulement pour servir de bonnet phrygien à des politiciens flirtant
avec l’ennemi ou avec les forces de restauration de la "République
de toutes les classes". Le dilemme : guerre ou révolution n’a plus
de sens. Le seul dilemme est celui-ci : ou la victoire sur Franco grâce
à la guerre révolutionnaire ou la défaite
.

Le 21 novembre 1936, atteint
d’une balle dans le poumon, Durutti tombe au cours de la bataille de Madrid.
A-t-il été abattu par des communistes qui voulaient liquider
une figure légendaire de l’anarchisme espagnol ou, comme le pense
H. Thomas, par l’un de ses propres hommes réfractaires à
la nouvelle attitude des anarchistes (la militarisation des milices et
la
discipline de l’indiscipline
prêchée énergiquement
par Durutti depuis le mois d’août) et à leur participation
au gouvernement ? Le mystère de la mort de Durutti, le plus populaire
des anarchistes de la révolution de 36, n’a jamais été
élucidé.

L’opposition entre les deux
"camps" se radicalise : d’un côté, les tenants de la révolution
sociale comme levier pour battre les franquistes (CNT, FAI, UGT, POUM et
certains secteurs socialistes) et de l’autre, les communistes et les partis
bourgeois partisans d’une "pause", voire d’un retour aux institutions traditionnelles
(militarisation des milices, retour à la grande propriété,
normalisation dans les usines) pour gagner la guerre "anti-fasciste". En
Catalogne, les communistes du PSUC sabotent le ravitaillement des villes
et créent les sinistres Gardes d’Assaut (troupes d’élite
de maintien de l’ordre), dans le Levant et en Aragon, les mêmes font
tout pour torpiller les collectivités agricoles autogérées
et rendre leurs terres aux anciens propriétaires "bourgeois".

Partout, les communistes, soucieux
de rassurer la classe moyenne, de ne pas effaroucher les démocratie
occidentales non-interventionnistes et de mener une guerre classique contre
les nationalistes, sont hostiles à la collectivisation des terres
et aux milices populaires, alors que les anarchistes étendent, chaque
fois qu’ils en ont les forces, les méthodes de gestion collective
et désapprouvent la reconstitution d’une armée régulière
hiérarchisée et autoritaire. Aux tenants d’une république
parlementaire démocratique
s’opposent les défenseurs
d’une révolution sociale désireux de fonder un nouvel
ordre en multipliant les socialisation et les structures autogérées
localement et fédérées régionalement.

Le 25 avril 1937, le journal
cénétiste Solidaridad Obrera lance une vive attaque
contre les communistes. Le même jour, Rolian Cortada, dirigeant des
Jeunesses
socialo-communistes
de Barcelone, est assassiné. Les communistes
ripostent en exécutant deux anarchistes, dont le maire de Puigcerda.

Le 3 mai, un incident déclenche
une lutte sanglante à Barcelone entre les communistes et les anarchistes.
Ce jour-là, le chef (communiste) de la police, Rodriguez Sala, s’en
vient au Central téléphonique (tenu depuis 36 par la CNT)
au prétexte de s’assurer que les anarchistes n’ont pas branché
de table d’écoute pour surprendre les directives gouvernementales.
Les membres de la CNT croient que le gouvernement veut faire main basse
sur la Telefonica. Fusillades. Intervention de la garde civile. Barricades
surgies un peu partout dans la ville. Tirs de mitrailleuses. Assauts contre
les casernes et les édifices publics. Au soir du 8 mai le bilan
officiel est lourd : plus de 500 morts, (dont Camillo Berneri, abattu le
5 mai) et au moins mille blessés. Les dirigeants de la CNT qui auraient
pu rappeler des colonnes du front (avec tous les risques que cela comportaient)
s’y refusent et, au contraire, lance un vibrant appel au calme et au dépôt
des armes. Les anarchistes de la base se sentent trahis par "leurs" ministres.
C’est le coup d’arrêt fatal pour la révolution sociale en
Catalogne.

Un appel du Comité
pour la Révolution Espagnole
dénonce le parti communiste
espagnol et le Parti Socialiste Unifié de Catalogne qui
mettant
à profit la popularité que leur a valu le ravitaillement
de l’Espagne par la Russie soviétique et plus encore les abondantes
ressources matérielles dont ils disposent par suite de leur contact
intime avec l’URSS
, ont déclenché une abominable campagne
contre le POUM, la CNT et la FAI, organisations ouvrières hostiles
à leurs domination, résolues à s’opposer à
l’établissement de toute dictature totalitaire, résolues
à pousser aussi loin que possible les conquêtes de la classe
ouvrière
.

Les positions sont donc nettement
tranchées lorsqu’éclate la crise entre le président
du Conseil, Largo Caballero, et les communistes. La tentative de les exclure
et de former un gouvernement de syndicalistes appuyé par la CNT
et l’UGT tourne court.

Rappelons qu’à l’époque,
les seules livraisons d’armes d’importance viennent d’URSS (payée
avec l’or du Trésor espagnol) et que les communistes locaux usent
et abusent de cette position de force.

Juan Negrin (un socialiste
nettement plus perméable au visées communistes que Largo
Caballero) devient Premier ministre d’un cabinet qui ne comporte aucun
anarchiste. Il faudra attendre mars 1938 pour revoir un ministre anarchiste
dans le ministère Negrin. À ce moment, la présence
de Segundo Blanco à l’Éducation et à la Santé
publique (comme en novembre 1936) avec une situation militaire dramatique.
Dans la même optique, la CNT et l’UGT tombent d’accord pour travailler
à l’accroissement de la productivité. Un plan d’ensemble
doit organiser le travail industriel. Mais les entreprises gérées
par des comités de travailleurs reçoivent désormais
leurs matières premières du ministre de l’Économie
et sont, à présent, surveillés par des médiateurs.
Lorsque la victoire des armées rebelles est certaine, deux anarchistes,
Gonzalez Marin et Eduardo Val, donnent leur appui à la junte insurrectionnelle
du Colonel Casado qui, en mars 1939, veut engager des pourparlers immédiats
avec les nationalistes en vue d’arrêter les hostilités.

C’est ce que les historiens
appelleront la guerre civile dans la guerre civile. La tragédie
s’achève. La révolution sociale n’ayant pu s’épanouir,
l’échec militaire est à présent inévitable
pensent les anarchistes. L’union sacrée autour des communiste
et des partis bourgeois a étouffé la flamme révolutionnaire.

Guerre et révolution

La participation des anarchistes
à la Révolution espagnole est donc une participation sans
équivoque. Quel en a été le résultat ? La présence
au pouvoir de ministres anarchistes ne soit pas faire illusion. Quand
on fait le bilan de ce collaborationnisme,
écrit Gaston Leval,
on
arrive à la conclusion que la promenade dans les allées du
pouvoir fut négative en tous points
. Où trouver, s’ils
existent, des témoignages de l’uvre libertaire ? La seule uvre
constructive,
poursuit le même auteur, valable, sérieuse,
qui s’est faite pendant la guerre civile a été précisément
celle de la révolution, en marge du pouvoir. Les collectivisations
industrielles, la socialisation de l’agriculture, les syndicalisations
des services sociaux, tout cela, qui a permis de tenir pendant près
de trois ans et sans quoi Franco aurait triomphé en quelques semaines,
a été l’uvre de ceux qui ont créé, organisé
sans s’occuper des ministres et des ministères
.
Pour les libertaires, la guerre
est en même temps un combat révolutionnaire. Les régions
où les idées libertaires sont solidement ancrées,
la Catalogne, l’Aragon, le Levant, ont donc connu un profond bouleversement
social. Dans les campagnes, l’autogestion s’affirme alors comme le moteur
de l’économie. La rébellion franquiste éclate en effet
au moment où la faim de terres n’est pas apaisée. De surcroît,
cette rébellion surgit le 19 juillet 1936, en une saison où
la récolte des moissons est une donnée impérative.
Le départ des grands propriétaires fonciers permet alors
aux communautés rurales, en accord avec les délégués
à l’agriculture, de réquisitionner les machines des grands
domaines et d’entasser dans des locaux de fortune le blé, les fruits,
les légumes de ces immenses exploitations. Un comité local
élu s’occupera de ces biens collectifs. En octobre 1936, le quotidien
CNT de Madrid appelle l’État à reconnaître ce qui
se fait sur les terres espagnoles
et non à nationaliser les
terres à son profit. Il met en valeur les mots d’ordre des congrès
de syndicats agricoles : Socialisation de la terre par et pour les travailleurs
 ! Socialisation et non étatisation ! Prise en charge de la production
par les organisations de classe des ouvriers !

Une grande partie des terres
qui échappent à l’emprise des franquistes passe sous le contrôle
des organismes qui ne sont ni des conseils municipaux ni des syndicats
 : les collectivités agraires, dépourvues de propriétaires
et d’administrateurs. L’Aragon en comptera 400, le Levant 900, la Castille
300, l’Estrémadure 30, la Catalogne 40.

Collectivités d’Aragon

En Aragon, 80% des terres cultivées
appartenaient aux grands propriétaires. Le mouvement de socialisation
agraire est donc rapide. Les 14 et 15 février 1937, vingt-cinq fédérations
cantonales sont représentées au Congrès constitutif
de la Fédération des collectivités d’Aragon
qui se déroule à Caspe. Les délégués
proviennent de 275 villages et sont mandatés par 141.430 familles.
Le Congrès vote un ensemble de résolutions qui déterminent
l’activité à venir. La monnaie est supprimée et un
fonds commun de marchandises et ressources financières servira d’échanges
avec les autres régions. Un carnet de ravitaillement familial,
ou carnet de consommation, est instauré. L’organisation communale
est respectée, mais les limites traditionnelle des villages perdent
leur importance ; des échanges de main-d’uvre, d’instruments et
de matières premières doivent en effet s’opérer de
village à village. Des fermes et des pépinières expérimentales
s’emploieront à sélectionner les semences, à améliorer
le cheptel. On prévoit la division du sol aragonais en trois grandes
zones vouées à la production de semences pour l’ensemble
des collectivités. Les petits propriétaires qui refusent
d’adhérer à la Collectivité ne peuvent prétendre
bénéficier d’aucun service ni d’aucun avantage apporté
par cette dernière. Mais leur liberté est sauvegardée.
Enfin, dans une perspective beaucoup plus large, le Congrès se propose
d’organiser
les échanges à l’échelle internationale, grâce
à l’établissement de statistiques relatives aux excédents
de production de la région ; on constituera une caisse de résistance
afin de pourvoir aux besoins des collectivités fédérées
toujours en bonne harmonie avec le conseil régional d’Aragon
.

Collectivités du Levant

La Fédération
régionale du Levant
réunissait cinq provinces essentiellement
agricoles où la révolution s’était toujours identifiée
à la prise de possession du sol. La collectivisation a progressé
plus lentement qu’en Aragon du fait du maintien de la structure administrative
de l’État. Ce sont les syndicats paysans qui mettent sur pied les
premières collectivités. L’ensemble des collectivités
regroupées en fédérations cantonales aboutit
au comité régional. Ce comité, bien étudié
par Gaston Leval dans son livre Espagne Libertaire (éditions
du Monde Libertaire, indispensable à qui veut comprendre le phénomène),
se compose de vingt-six sections techniques : culture des fruits en
général, agrumes, vignes, oliveraies, horticulture, riz,
bétail ovin et caprin, porcin et bovin ; venaient ensuite les sections
industrielles : vinification, fabrication d’alcools, de liqueurs, de conserves,
d’huile, de sucre, de fruits, d’essences et parfums ainsi que d’autres
produits dérivés ; de plus, on créa des sections de
produits divers, d’importation-exportation, de machineries, transports,
engrais ; puis la section du bâtiment, orientant et stimulant la
construction locale d’édifices de toute espèce ; enfin la
section d’hygiène et d’enseignement
.

La moitié de la production
d’oranges du pays, un fort pourcentage de celles du riz et des légumes
frais, dépendent de la Fédération. L’esprit d’initiative
entraîne la création de fabriques de conserves de légumes,
l’essor de l’élevage des animaux de basse-cour, l’utilisation nouvelle
des oranges desquelles on extrait du miel, du vin, de la pulpe. Comme partout,
la soif d’instruction entraîne l’apparition d’une ou deux écoles
dans chaque collectivité. En Castille, l’essor des collectivités
s’étend sur les grands domaines de l’aristocratie et atteint son
plein effet au moment où, le gouvernement ayant quitté Madrid,
l’appareil étatique se relâche. Une très grande solidarité
existe entre ces collectivités qui reversent leur excédent
d’argent à des caisses cantonales de compensation dont le siège
est installé à Madrid. Des laboratoires renseignent les agriculteurs
sur l’efficacité des engrais, la profondeur des labours, le choix
des semences. L’objectif est de produire. Partout les collectivités
castillanes développent donc sur des terres ingrates la production
de céréales, l’élevage, le vignoble.

L’industrie socialisée

À elle seule, la Catalogne
abrite 70% du potentiel industriel. C’est pourquoi les expériences
les plus significatives se déroulent dans cette province. À
l’inverse du phénomène de socialisation ou de collectivisation
qui secoue les campagnes, il semble qu’on assiste dans le secteur industriel
à un néocapitalisme ouvrier, une autogestion à
cheval entre le capitalisme et le socialisme
. Le 23 octobre 1936, apparaît
à Barcelone un Comité central de l’Économie.
Dès le 24, le gouvernement catalan, par un décret de collectivisation,
légalise un état de fait : occupation des usines abandonnées
et établissement du contrôle ouvrier sur ces entreprises.
Aucun plan préconçu n’a entraîné les ouvriers
à s’approprier ces moyens de production. Mais cette spontanéité
ne saurait dissimuler l’influence libertaire. Depuis longtemps, la presse,
les réunions anarchistes avaient préconisé la tactique
à suivre : prise en main des entreprises par les travailleurs eux-mêmes
 ; contrôle de la vie économique par les syndicats. La collectivisation
est limitée aux entreprises qui dépassent 100 personnes ou
à celles dont les propriétaires ont disparu ou sont considérés
comme franquistes. Peuvent s’y ajouter, sur décision du Conseil
de l’Économie
, celles qu’il était désirable
de soustraire à l’activité de l’entreprise privée
.
L’intervention du Conseil de l’Économie dans un mouvement
relevant jusqu’alors des seules décisions de la base montre quelles
limites les hommes politiques et les dirigeants entendaient donner à
l’autogestion ouvrière. Le gouvernement (et non le syndicat) se
posait en dirigeant de la vie économique. La première étape
de cette collectivisation industrielle consiste à remettre dans
le rang les anciens patrons utilisés, à présent, comme
ouvriers ou techniciens et à les remplacer par des délégués
syndicaux. À un propriétaire unique succède ainsi
un propriétaire collectif qui répartit les bénéfices
entre tous ses membres. La deuxième étape vise à donner
la réalité du contrôle aux syndicats d’entreprises
qui jouent à présent le rôle d’entreprises industrielles.
À Barcelone, par exemple, le syndicat du bâtiment prend en
charge tous les travaux des multiples entreprises en bâtiment de
la cité. Étant donné que certaines industries sont
plus rentables que d’autres, il n’existe pas de véritable égalité
sociale. Certains travailleurs perçoivent des salaires élevés,
d’autres se contentent de revenus médiocres. On envisage donc de
créer un comité de liaison entre les divers syndicats de
façon à ce qu’une caisse commune puisse répartir équitablement
les revenus de chacun. C’est l’étape ultime de la socialisation.
En aucune manière, il ne s’agit de nationaliser, de remettre
la direction de la vie économique à l’État. Ce qu’on
souhaite, c’est l’organisation de l’économie par les travailleurs
eux-mêmes.

Le syndicat des travailleurs
catalanspour l’eau potable, le gaz et l’électricité

est un bon exemple de cette prise en main de la production. Le 19 juillet
1936, tandis que les insurgés franquistes tentent de contrôler
Barcelone, quelques militants décident d’assurer la permanence des
services essentiels. Des comités d’entreprises s’organisent et un
comité central réunit des représentants de la CNT
et de l’UGT. Au début, les syndicats se contentent de remplacer
les entreprises capitalistes. Puis, la collectivisation prend corps. Le
groupe de base, ou section, est constitué par 15 travailleurs.
Il nomme deux délégués, l’un dirigera le travail de
la section, l’autre fera partie du comité d’entreprise. Les commissions
de section désignent à leur tour un comité de bâtiment
qui regroupe un administrateur, un délégué des travailleurs
manuels, un technicien. Au sommet se trouvent les trois conseils d’industrie
(eau, gaz, électricité) composés de huit délégués
chacun. L’ensemble dépend du Conseil général
des trois industries appelé à harmoniser l’ensemble de la
production. Le cas des tramways de Barcelone illustre également
l’originalité de cette collectivisation.

La compagnie générale
des tramways (jusqu’en 1936 société anonyme contrôlée
par des capitaux belges) employait 7.000 travailleurs dont 6.500 adhéraient
à la CNT. Lors des premiers combats, les tramways constituèrent
un matériau de choix pour la confection des barricades. Très
t$ocirc ;t, la section syndicale désigne plusieurs de ses membres
pour étudier la reprise du trafic et occuper les locaux administratifs.
Quelques jours après la fin des combats, sept cents tramways aux
couleurs de la CNT (noir et rouge) circulent dans les artères de
la ville. Au cours de l’année 1937, les tramways de la CNT transportent
50 millions de voyageurs supplémentaires. Pour les quatre derniers
mois de 1936, l’excédent des recettes dépasse de 1.127.049,27
pesetas l’excédent des mois de 1935 et ce en dépit d’une
baisse sensible des tarifs. La concentration des travailleurs, la meilleure
utilisation et le meilleur entretien du matériel, la suppression
des hauts traitements rendent possible pareille gestion.

Ainsi, dans cette Espagne ravagée
par des combats sans merci, s’élaborent des structures jusqu’alors
inconnues.

Le grand principe est celui
de l’égalité, la grande loi celle d’une fraternité
dispensant des bénéfices égaux entre tous les producteurs.
Un ordre ancien s’effondre dans les horreurs réciproques de deux
camps, également acharnés à vaincre. Derrière
les exécutions sommaires, par-delà les incessantes querelles
des partis et des états-majors politiques, derrière les interventions
étrangères, une socialisation (et non une nationalisation)
s’organise par et pour les travailleurs.
L’expérience tentée
et réalisée par dix millions de travailleurs espagnols trop
courte pour permettre de dresser un bilan définitif, reste le meilleur
témoignage de ce que serait une communauté anarchiste, c’est-à-dire
d’un groupement privé consciemment d’autorité étatique.

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