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Les Anars, des origines à hier soir (6)

Le 2000

L’affaire Sacco et Vanzetti

Pendant des années,
des centaines de millions d’hommes vont se passionner pour ces deux anarchistes
italiens émigrés aux États-Unis dans le Massachusetts,
un des États les plus aristocratiques de la Fédération.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les États-Unis
connaissent une période troublée. Les attentats et les hold-up
se multiplient. L’un d’eux se déroule le 24 décembre 1919
à Bridgewater, dans les environs de Boston. Et voici que le 15 avril
1920 sont abattus dans la même région deux caissiers qui transportent
la paie du personnel d’une fabrique de South-Braintree. L’inspecteur Stewart
recherche les coupables dans les milieux italiens. Pourquoi chez les Italiens
 ? C’est qu’une sorte de racisme latent se développe à présent
en Amérique. Devant l’entrée massive d’immigrants misérables
venus des pays méditerranéens ou slaves, on veut préserver
une certaine unité ethnique en privilégiant l’élément
vieil
américain
, donc l’élément nordique composé
de Britanniques, d’Allemands et de Scandinaves protestants. Dans cette
perspective, les Italiens, catholiques, turbulents, prêts à
accepter n’importe quelle besogne, sont considérés avec défiance.
La découverte de la voiture volée (qui a servi aux agresseurs)
conduit précisément Stewart sur la piste d’un Italien en
fuite nommé Boda. Son "flair" policiers le pousse alors à
faire arrêter deux autres Italiens, Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti.
Les policiers se frottent les mains, sans réaliser qu’une nouvelle
affaire Dreyfus (mais ici le rital remplacera le Juif) commence
aux États-Unis. De surcroît, les deux hommes sont anarchistes.
Or, depuis le 1er mai 1888, une violente campagne tente d’isoler les milieux
libertaires.

Sacco, né en 1891 sur
les bords de l’Adriatique, troisième fils d’une famille de 17 enfants,
est installé aux États-Unis depuis 1908. Ouvrier cordonnier,
il mène une existence paisible avec son épouse Rosina Zambelli.
Tout au plus participe-t-il certains soirs aux réunions et aux travaux
d’un groupe libertaire.

Vanzetti, célibataire
piémontais, a essayé une foule de petits métiers.
Il vend à présent du poisson à travers les quartiers
italiens et rêve d’un monde meilleur.

Le 15 avril, jour du dernier
attentat, Vanzetti a poussé comme d’habitude sa carriole dans les
rues, serré de nombreuses mains, parlé à de multiples
clients. Sacco, qui a obtenu un congé, a délaissé
l’usine et s’est rendu au consulat italien de Boston pour faire renouveler
son passeport. Et pourtant, au procès préliminaire de Vanzetti,
le 22 juin 1920, quelques "témoins" prétendent reconnaître
en lui l’agresseur. Le verdict tombe : douze ans de travaux forcés.

Lorsque le nouveau procès
commence en mai 1921, l’opinion du juge Thayer et du procureur Katzmann
est déjà faite. En dépit des "témoins" qui
se contredisent, les deux inculpés sont condamnés à
mort le 14 juin suivant. Leurs affirmations répétées
d’innocence sont restées sans écho. Mais leur avocat, Fred
Moore, obtient une déclaration d’un expert en balistique attestant
que la balle tirée le 15 avril n’a pu sortir du revolver de Sacco.
Par la suite, un nommé Maderios (condamné à mort pour
le meurtre d’un encaisseur) affirme avoir organisé le hold up du
15 avril en compagnie de quatre Italiens dont l’un, déjà
arrêté, ressemble étrangement à Sacco.

La presse relate les nouveaux
développements de l’affaire. Des comités de soutien s’organisent.
En dépit des tracasseries policières, les anarchistes américains
clament l’innocence de Sacco et Vanzetti. En France, en Belgique, en Italie,
en Espagne, au Portugal, en Amérique du Sud, les anarchistes mobilisent
l’opinion. Le 24 octobre 1921 une foule immense, difficilement contenue
par dix mille agents et dix-huit mille soldats, déferle dans les
rues de Paris. Londres, Rome, La Haye connaissent des défilés
agités. Mais le juge Thayer confirme, en révision, la sentence
capitale. William Thompson, nouvel avocat des deux condamnés, reprend
alors toute l’enquête et découvre les vrais auteurs du crime.
L’exécution des deux libertaires est pourtant fixée au 12
juillet 1927. En France, Louis Lecoin lance une grande campagne de protestation.
Des listes de pétitions circulent dans le monde de la politique,
des lettres, des arts, du barreau. L’argent afflue. Lecoin édite
une affiche dont le titre, Six ans devant la mort, mobilise les
hésitants. Des meetings se tiennent dans chaque ville de France
où réside un consul américain. Lecoin obtient même
la signature de Mme Nungesser, dont le fils vient de trouver la mort en
essayant de traverser l’Atlantique en avion. Lindbergh, en visite à
Paris, est également sur le point de signer mais l’ambassadeur américain
lui arrache la demande de grâce. Pour sa part, la Ligue des Droits
de l’Homme recueille trois millions de signatures.
La pression se fait plus vive.
Le nouveau gouvernement du Massachusetts, Alvin Fuller, se laissera-t-il
fléchir par ces dizaines de millions de signatures, ces centaines
de milliers de télégrammes venus des quatre coins du monde
 ? Non. Dans la nuit du 4 août 1927, il repousse le dernier recours
en grâce. L’exécution est prévue pour le 10 août.
Quelques minutes avant l’exécution, Sacco et Vanzetti ont obtenu
un nouveau sursis de 12 jours. Ils peuvent déposer un pourvoi devant
la Cour suprême du Massachusetts. Le 19, le pourvoi est refusé.
Dans la nuit du 23 août 1927, les deux sursitaires du couloir de
la mort montent sur la chaise électrique de la prison de Charlestown.
Je
suis innocent
redit une dernière fois Vanzetti. Vive l’anarchie
crie Sacco.

Et partout, les anarchistes
et les hommes de toute opinion prennent connaissance des lettres écrites
par les deux hommes durant leur long calvaire. Celles de Vanzetti : L’anarchie
est aussi belle pour moi qu’une femme, plus belle même puisqu’elle
renferme tout le reste et la femme et moi. Calme, sereine, honnête,
virile, terrestre, sans peur, fatale, généreuse, implacable
- tout cela et bien autre chose
[...] Jusqu’à ce qu’aucun
homme ne soit plus exploité ou opprimé par un autre homme,
nous n’abaisserons pas l’étendard de la liberté
.

Celles de Sacco : Je n’aime
rien d’autre que notre foi, elle m’a donné le courage et la force
en ces terribles années de lutte et, aujourd’hui comme hier, je
suis fier d’aimer cette foi
[...] Nous sommes fiers de mourir et
nous tomberons comme tout anarchiste doit tomber
[...] C’est la
lutte entre le riche et le pauvre pour la sécurité et la
liberté ; fils, tu comprendras plus tard cette inquiétude
et cette lutte contre la mort de la vie
[...] Oui. Ils peuvent crucifier
nos corps, mais ils ne peuvent pas détruire nos idées, elles
resteront pour les jeunes gens de l’avenir
.

Ce dernier moment est le
nôtre. Cette agonie est notre triomphe !
avait lancé Vanzetti
à ses juges. De par le monde, en effet, la permanence de leur idéal
n’allait cesser de s’affirmer. En Italie, bien entendu, où le ciment
temporaire de la campagne en faveur des deux innocents réunit les
deux groupes ; en France, où le tirage du Libertaire passe
de 8.000 à 50.000 exemplaires le jour de leur exécution...

Le mouvement libertaire français

Était-ce le désir
d’enterrer trop vite un mouvement qui partout jouait les empêcheurs
de gouverner en rond ? En 1964, Henri Avron (tout le monde peut se tromper),
dans son étude sur l’anarchisme, affirmait Il y a belle lurette
que l’ombre de Ravachol ne soulève plus ni l’inquiétude des
uns ni la passion révolutionnaire des autres. Le temps a fait son
uvre en reléguant l’anarchisme au nombre des mouvements d’idées
qu’il est possible d’étudier objectivement
. Quatre ans plus
tard, Mai 1968 montre à l’évidence que l’anarchisme, loin
d’être une théorie démodée, mobilise
des foules enthousiastes. Par de multiples voies, les thèses libertaires
ont en effet continué leur cheminement...

Divisions...

La guerre de 1914-1918 fut
sans conteste un coup d’arrêt fatal au développement de l’anarchisme
partout dans le monde. En Belgique, alors que jusqu’à 1914, le mouvement
libertaire est le premier censeur à gauche du Parti Ouvrier, il
perd peu à peu de son influence.
En France, la Fédération
communiste anarchiste
française a cessé d’exister. Au
lendemain du conflit, en novembre 1920, une Fédération
anarchiste
tient un premier Congrès à Paris. Pour éviter
toute confusion avec les communistes, elle prend le nom d’Union anarchiste.
Sous des noms divers, elle maintient son existence jusqu’en 1939 : Union
anarchiste
, Union anarchiste communiste révolutionnaire.

Administré par Louis
Lecoin, le journal Le Libertaire diffuse les analyses et les perspectives
de la Fédération. L’attrait de la Révolution russe
et de l’apparition de Soviets susceptibles, croit-on alors, de conduire
à la révolution libertaire, a conduit les deux compagnons
Lepetit et Vergeat à Moscou. En juillet 1920, ils assistent au Iième
congrès de l’Internationale communiste mais disparaissent
mystérieusement en mer du Nord pendant leur retour.

La collaboration avec le Parti
communiste cesse le 11 janvier 1924 après les bagarres du meeting
de la Grange-aux-Belles. À nouveau se pose le problème du
renforcement de l’unité du mouvement. Le 1er novembre 1927, dans
sa majorité, le congrès de Paris adopte les thèses
de Nestor Makhno dont la Plate-forme se veut favorable à
une organisation particulièrement forte politiquement et unie
au point de vue tactique
. En 1934 pourtant, la synthèse de Sébastien
Faure l’emporte : l’anarchisme est un corps composé constitué
par la combinaison de trois éléments : l’anarcho-syndicalisme,
le communisme libertaire et l’individualisme anarchiste.

Des milliers d’anarchistes
d’origine étrangère ont alors trouvé asile en France.
Et au moment de la guerre d’Espagne, l’Union anarchiste, sous l’impulsion
de Lecoin, met sur pied le Comité pour l’Espagne libre assez
vite transformé en une Solidarité Internationale Antifasciste.
Ce comité expédie des vivres, organise des manifestations,
s’efforce de mobiliser l’opinion. L’accord de Munich, même s’il marque
la capitulation des démocrates devant les ambitions nazies, trouve
les anarchistes divisés. Les pacifistes approuvent Lecoin : Pour
que la guerre ne passe pas, nous étions prêts à tout
et à plus encore. Personnellement, j’eusse pactisé avec le
diable pour l’éviter. De même, pendant le conflit, je me serais
damné tout à fait pour en écourter la durée
.

En septembre 1939, Lecoin rédige
le tract Paix immédiate tiré à 100.000 exemplaires
et signé par des écrivains ou des hommes politiques comme
Alain, Victor Margueritte, Jean Giono, Marceau Pivert, Georges Yvetot...
En 1943, des contacts se nouent pour ressusciter la Fédération.
En 1944, le premier Congrès clandestin se tient à Toulouse.
La Libération réanime le mouvement anarchiste. La nouvelle
Fédération
anarchiste
regroupe des collectivistes, des individualistes dont Émile
Armand reste la principale figure, des anarcho-syndicalistes groupés
autour de Pierre Besnard. Mais la cohabitation des divers courants de pensée
et d’action s’avère difficile. Le dynamisme des collectivistes assure
à ces derniers le contrôle de la Fédération.

Mais l’influence libertaire
dépasse de loin les milieux militants. Dès 1924, le Surréalisme,
fils
de la frénésie et de l’ombre
, reprend à son compte
deux mots d’ordre lapidaires : Changer la vie (Rimbaud),
Transformer
le monde
(Marx). Jusqu’en 1925, les premiers textes des surréalistes
sont clairement anarchistes tel cet extrait de la Révolution
surréaliste
n12 parue en 1925, Ouvrez les prisons
 ! Licenciez l’armée ! Il n’y a pas de crimes de droit commun. Les
contraintes sociales ont fait leur temps.

En 1945, le désir de
renouveau, la volonté de découvrir les forces inconnues d’une
liberté chèrement conquise entraînent vers l’aventure
une foule de jeunes de toutes opinions. Ils trouvent dans les Auberges
de la Jeunesse
des centres tonifiants où la remise en cause,
la contestation des structures sociales feront l’objet de maints débats.
Cette contestation s’étend déjà aux directions
et appareils des partis et des syndicats. C’est ainsi que le 25
avril 1947, la première grève sauvage secoue la Régie
Renault. Des petits groupes de trotskystes, des jeunes socialistes ralliés
à Marceau Pivert (dirigeant gauchiste de la Fédération
SFI0 de la Seine), des anarchistes lancent un débrayage qui paralyse
les ateliers, en vue d’obtenir une augmentation horaire de dix francs de
l’heure. Le numéro du Libertaire consacré à
ce mouvement, dépasse les 100.000 exemplaires, preuve de l’intérêt
que suscitent l’analyse et la pensée libertaires. Une pensée
que certains s’efforcent alors d’emprisonner dans une lourde administration.
Mais tous les comités, toutes les commissions, tous les dirigeants
de cette Fédération communiste libertaire de plus
en plus tentée par l’électoralisme n’empêcheront pas
le groupe parisien Louise Michel de mener à bien la construction
d’une autre Fédération anarchiste fidèle aux
sources et dont l’organe d’expression deviendra... Le Monde libertaire.

Difficile à cerner mais
essentielle dans la diffusion des grands thèmes libertaires a été
l’influence d’hommes aussi divers qu’Albert Camus, Louis Lecoin, Georges
Brassens, Léo Ferré, Jacques Prévert. Personne
plus que Camus,
note Maurice Joyeux, n’a uvré pour désacraliser
les notables de la politique et leur appareil et c’est en cela qu’il fut
le représentant le plus marquant de la jeunesse qui refusait l’embrigadement,
la discipline et, en fin de compte, ce qu’il appelait le socialisme césarien.
Bien
avant le fameux slogan Métro, boulot, dodo, Camus a constaté
l’absurdité du décor : Lever, tramway, quatre heures de
bureau ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil

[...] et lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, et samedi sur le même
rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. La contestation
de l’absurdité de la vie, loin de conduire au suicide aboutit à
la révolte. Par la révolte qui remet en question le monde,
l’homme se crée et donne un sens à son existence
.

Le syndicalisme révolutionnaire
montre l’efficacité de la révolte. Ses succès s’expliquent
aisément,
pense Camus, car il part de base concrète,
la profession qui est à l’ordre économique ce que la commune
est à l’ordre politique, la cellule vivante sur laquelle l’organisme
s’édifie, tandis que la révolution césarienne part
de la doctrine pour y faire rentrer de force le réel
. Après
son départ du journal Combat, Camus publie l’essentiel de
ses articles dans une presse libertaire sinon proche d’elle : Le Libertaire,
Le
Monde Libertaire
, la Défense de l’Homme, Liberté,
La
Révolution prolétarienne
, Témoin. Les anarchistes
sont donc habilités à voir en Camus, un des représentants
de la pensée libertaire.

Louis Lecoin

Le Gandhi français
reste sans doute le meilleur exemple du militant libertaire tout à
la fois orateur et homme d’action. Mon existence a été
bien remplie et je n’ai pas lieu de m’en montrer mécontent
,
note-t-il dans l’introduction de son autobiographie, Le cours d’une
vie
. Bien remplie puisqu’après Blanqui, il reconnaît être
celui qui, en France, est resté le plus longtemps emprisonné
pour délits d’opinion : douze ans ! Né en 1888 à St-Amand-Montrond
(Cher), où son père était journalier, le spectacle
de l’injustice sociale le révolte très tôt. Il adhère
aux milieux anarchistes et fréquente Sébastien Faure. Le
service militaire entraîne son premier refus. En octobre 1910, son
régiment est envoyé contre les cheminots en grève.
Lecoin refuse. Traduit devant le conseil de guerre de Bourges, il est condamné
à six mois d’emprisonnement. Dans sa prison, lui parvient un volumineux
courrier d’encouragements et d’approbations. Devenu secrétaire de
la Fédération Communiste Anarchiste, il est arrêté
fin 1912, pour propagande contre la guerre et reste interné jusqu’en
1920. Ses séjours au Dépôt, à la Santé,
à la centrale de Clairvaux, à la prison du Cherche-Midi,
à Poissy, au fort de Bicêtre, au pénitencier d’Albertville
lui font connaître les horreurs d’un univers qui vise parfois à
briser l’homme sinon à l’anéantir.

En 1921, au congrès
confédéral de la CGT à Lille, il fait ajourner provisoirement
la scission. Puis il donne un instant son adhésion à la nouvelle
CGTU. Sous son impulsion, l’Union anarchiste mène plusieurs
campagnes pour obtenir de larges amnisties. À nouveau emprisonné
pour avoir jeté des tracts dans l’Hémicycle du Palais-Bourbon,
Lecoin commence une grève de la faim pour obtenir le régime
politique. Principal promoteur, en 1927, de la campagne de protestation
en faveur de Sacco et Vanzetti, il ne peut empêcher l’exécution
des deux anarchistes italiens. Il s’introduit alors, déguisé,
la poitrine barrée de décorations, au congrès de l’American
Legion qui se déroule à Paris et, avant d’être arrêté,
s’écrie par deux fois Vive Sacco et Vanzetti !

Son tract de septembre 1939
lui vaut de connaître une fois encore les rigueurs du régime
pénitentiaire et concentrationnaire à la Santé, à
Gurs, à Nexon, dans le Sud-Algérien jusqu’en septembre 1941.
En octobre 1948, il lance le premier numéro d’une revue mensuelle
intitulée Défense de l’Homme. Il veut arracher l’homme
à l’État tentacule profiteur réel de la guerre,
saignant
sa proie jusqu’à l’ultime goutte
, décentraliser l’existence
des individus, fédérer ceux-ci. En 1955, il abandonne
la direction de la revue et se retire à Vence. La mort de son épouse
l’incite à lancer l’hebdomadaire Liberté
dont la devise,
Tout
ce qui est humain est nôtre
, résume l’esprit.

Mais il est déjà
poussé à entreprendre son ultime combat : la défense
des objecteurs de conscience. En luttant pour obtenir un statut reconnaissant
l’objection, Lecoin veut également lutter contre la guerre, pour
la disparition des armées. Quatre-vingt-dix objecteurs de conscience
sont alors emprisonnés. L’un d’eux, E. Schaguené, totalise
neuf ans de prison ; à cinq reprises il a refusé d’apprendre
à combattre. Douze personnalités s’engagent ainsi aux côtés
de Lecoin et fondent un comité de patronage du Secours aux objecteurs
de conscience
 : André Breton, C.A. Bontemps, Bernard Buffet,
Albert Camus, Jean Cocteau, Jean Giono, Lanza del Vasto, Henri Monier,
l’abbé Pierre, Paul Rassinier, le pasteur Roser, Robert Tréno.
Le 1er juin, Lecoin, âgé de 74 ans, commence une grève
de la faim. Le 23 juin, presque mourant, Lecoin apprend que le gouvernement
de Georges Pompidou déposera un projet de loi sur l’objection de
conscience. D’autres combats, d’autres pétitions menèrent
l’affaire à terme. Le 22 décembre 1963, la loi accordant
statut aux objecteurs de conscience est finalement adoptée. En 1964,
un comité se constitue pour faire attribuer à Louis Lecoin
le prix Nobel de la Paix. Mais Lecoin retire sa candida ture pour ne pas
compromettre les chan ces de Martin Luther King.

Chargé du secrétariat
du Comité pour l’extinction des guerres, il adresse en 1970
au général Franco un télégramme de protestation
contre le procès de Burgos. En 1971, à 83 ans, presque aveugle,
usé par les années de détention et son inlas sable
activité, il meurt à la tâche anar chiste de la
vieille école
, toujours con fiant en l’Anarchie seule doctrine
qui soit taillée pour universellement s’adapter à tous les
peuples, à tous les individus
.

À l’audience de Camus,
à l’influence de Lecoin, s’ajoutent la notoriété des
textes chantés par Georges Brassens et Léo Ferré.
Un instant permanent de la Fédération anarchiste (où
il s’est occupé du travail d’organisation et du Libertaire),
Brassens, dans la sobriété de ses poèmes, exalte le
non-conformisme et le refus des situations acquises, condamne l’hypocrisie
d’une morale rassurante, ressuscite le paradis d’une nature amie de l’homme.
C’est au gala du Groupe Louise Michel, à la Mutualité,
le 10 mai 1968 (pendant la nuit des barricades) que Léo Ferré
créa sa célèbre chanson : Les Anarchistes.

Mai 1968

N’ayant nul besoin d’être
encadrés par un parti politique, canalisés dans des structures
ou dirigés par un état-major, les thèmes libertaires
ont donc poursuivi leur progression dans les milieux les plus divers et
tout spécialement dans une jeunesse résolue à changer
la société tout en changeant sa propre vie. Le mouvement
historique épris des thèses de Bakounine et de Proudhon (mais
hostile aux théories marxistes) avait vu surgir, dans les milieux
étudiants des années 1960, un courant soucieux d’intégrer
les apports de Marx ou ceux de Freud.

D’avril 1956 à juin
1964, Noir et Rouge publie vingt-sept numéros ronéotypés
consacrés à un anarchisme qui se définit non seulement
comme une conception humaniste individualiste, philosophique et éthique
mais aussi organisationnelle, sociale, économique, collectiviste
et prolétarienne
. Pour certains étudiants, la contestation
de l’Université semble inséparable de celle de la société.

La liberté, l’esprit
critique, l’impertinence deviennent des exigences fondamentales. Surgie
au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, cette nouvelle génération
ne peut que constater l’échec de ses aînés libertaires
et s’interroger également au lendemain des révélations
du rapport Krouchtchev sur le bien-fondé du modèle stalinien.
L’ampleur de la vague démographique
d’après-guerre a d’ailleurs conduit vers l’enseignement supérieur
une masse croissante d’étudiants tandis que manquent les moyens
financiers pour accueillir pareille marée. Dès lors, les
revendications strictement matérielles forment une excellente plate-forme
susceptible de mobiliser les foules. Ainsi se dessine une révolte
totale de la jeunesse contre le monde des adultes.

Plus spécialement, les
jeunes anarchistes de Nanterre repoussent l’analyse théorique et
les méthodes tactiques des "vieilles" organisations. L’opposition
au vieux monde, à celui des adultes, des pouvoirs constitués,
des notables bien en place sert ainsi de ciment à la centaine d’étudiants
révolutionnaires de tendances diverses qui se retrouvent dans le
Mouvement
du 22 mars
. Même si Daniel Cohn-Bendit traduit par ses prises
de parole et par ses décisions, une forme d’autorité, le
Mouvement
ne reconnaît ni chef ni meneur : Nous sommes tous des Cohn-Bendit.
À la Sorbonne surgit, au même moment, le Mouvement d’Action
Universitaire
qui désire remettre en cause l’autoritarisme
académique et imposer le contrôle de l’institution par les
usagers
.

Thèmes traditionnel

Les tracts alors édités
par les groupes libertaires exposent les thèmes traditionnels du
courant libertaire.

Dénonciation de la duperie
des partis politiques et des états-majors syndicaux : N’abandonnez
pas vos droits entre les mains des politiciens qui conduisent toutes les
révolutions dans l’impasse de la démocratie parlementaire
 !

Volonté d’abattre l’État
 : Contre l’État qui est le coordinateur de toutes les forces
de répression !
- Les anarchistes réclament l’abolition
de l’État et de son appareil autoritaire, afin de promouvoir une
Fédération de communes libertaires unies entre elles par
de libres contrats.

Autogestion : Pour l’Université
aux professeurs et aux étudiants ! Pour l’usine aux travailleurs
 ! Pour la terre aux paysans ! Les anarchistes réclament l’autogestion
des organismes de production par les producteurs eux-mêmes et la
répartition des produits par des coopératives de producteurs
consommateurs
.
Rappel des grandes épopée
libertaires : Comme en Ukraine en 1917 ! Comme en Espagne en 1936 !
La liberté ou la mort ! Vive l’anarchie !

Refus de toute autorité
 : l’abjecte Église catholique, le militarisme ; refus des
tabous sexuels, de la technocratie...

Grève gestionnaire

Ce pouvoir sans intermédiaire
a commencé à s’esquisser à Nantes, ville où
l’influence anarchiste a toujours été importante. Le 6 novembre
1967, s’y étaient déroulés les premiers états
généraux ouvriers-paysans.

C’est dans cette ville, à
l’usine nantaise Sud-Aviation qu’éclate, en mai 1968, la première
grève avec occupation d’usine. Très vite, un comité
intersyndical siège à la mairie et assure le fonctionnement
des services publics et le ravitaillement des grévistes. Tous ces
faits permettent à Tribune du 22 mars d’affirmer : S’il
y avait 10, 20 Nantes, la révolution se ferait réellement,
concrètement par la base, c’est-à-dire durablement. S’il
y avait 10, 20 Nantes, nous n’aurions pas à devoir compter avec
les bureaucraties en place
.

À Nantes, donc, les
anarchistes, loin de dénigrer l’action syndicale, travaillent franchement
avec les militants ouvriers. Il en va de même à Limoges, où
deux motifs poussent les anarchistes à développer leur activité
dans les syndicats. Tout d’abord l’organisation anarchiste ne doit pas,
en tant que telle, être utilisée pour élargir l’audience
des idées libertaires. Par ailleurs, la présence des anarchistes
dans les comités de base surgis ici et là exploitera le mécontentement
d’une certaine frange de syndicalistes ou d’autres individus qui ont
été écurés par l’attitude du PC et de la CGT
.
Pour mener la révolution,
constatent en effet certains anarchistes, il a manqué une organisation
syndicale révolutionnaire, suffisante en quantité comme en
qualité
. Et ce, au moment même où les idées
essentielles du syndicalisme révolutionnaire s’exprimaient dans
la lutte quotidienne, par le biais de la grève généralisée.
La
puissance de la grève générale est démontrée
dans un sens
écrit alors Guilloré dans La Révolution
prolétarienne
, revue syndicaliste révolutionnaire fondée
par Pierre Monatte en 1925. Rien n’est plus possible pour le gouvernement,
quel qu’il soit, et par conséquent, tout devient possible pour le
peuple en révolte. Arrêter ainsi, par une volonté collective,
l’économie d’un grand pays ; prouver, en se croisant les bras la
force, la réalité de l’"autre pouvoir" ; occuper les usines
mortes : la démonstration est faite et s’impose
.

Les anarchistes pourtant ne
s’illusionnent guère. Cesser le travail, arrêter la production,
occuper les usines n’apportent pas la victoire. Certes, la paralysie est
totale. Mais une deuxième étape est indispensable : la remise
en route de l’économie par les travailleurs eux-mêmes et bien
des anarchistes croient ici à l’efficacité du syndicalisme
révolutionnaire.

Il faut prouver l’autogestion
en autogérant,
pense
Guilloré. Il faut produire sans maître, sans profiteur,
et répartir selon d’autres lois. Il faut aller chercher auprès
des agriculteurs qui répandent leurs récoltes sur les routes
de quoi alimenter, à des prix sans concurrence, les familles ouvrières
des villes
[...] À la spontanéité dans le refus,
la négation des structures sociales actuelles, doit succéder
la spontanéité dans l’affirmation, la réalisation
de structures nouvelles
.

C’est qu’à défaut
de cette prise en main de l’appareil économique par les producteurs
eux-mêmes, cette grève plus ou moins générale
de mai 1968 (avec ses huit à dix millions de grévistes) ne
peut être qu’un échec. Dès lors, pensent les anarchistes
groupés autour des Cahiers de l’Humanisme libertaire, il
importe de méditer le témoignage d’Élisée Reclus
à propos de la Commune de Paris de 1871 : C’est dans les têtes
et dans les curs que les transformations ont à s’accomplir avant
de tendre les muscles et de se changer en phénomènes historiques
.
Cette révolution dans
les têtes et dans les curs que signifie-t-elle ? Cette révolution
n’est rien d’autre qu’un énorme et lent travail d’éducation,
éducation qui doit viser à donner aux producteurs la pleine
capacité d’administration, la totale compétence pour gérer
avec efficacité les entreprises arrachées au patronat. S’il
est relativement aisé de lancer des pavés, il est incomparablement
plus difficile de façonner des cerveaux aptes à suppléer
les cadres capitalistes. Bakounine, dont le portrait orne les murs de la
Sorbonne, aux côtés de ceux de Proudhon, de Marx et de Che
Guevara, Bakounine voyait dans l’insurrection une fête sans commencement
et sans fin
, une griserie de l’âme. De la même manière,
le Daniel Cohn-Bendit de 68 (pas le député européen
des années 90) constate : C’était un peu la fête...
Il faut pourtant dépasser cette griserie inévitable, pense
Maurice Joyeux. Entre le spontanéisme, la révolution dans
la joie et dans l’amour, et le professionnalisme politique, il y a la place
pour un mouvement axé sur l’organisation cautionnée par la
raison
.

Un des maillons de ce mouvement
révolutionnaire doit se forger à l’école. Dans des
écoles où les enseignants s’efforcent de développer
l’esprit critique des enfants et des jeunes, apprennent à tout remettre
en cause, à n’admettre aucun tabou, aucun dogme, aucune morale.
On retrouve ici l’exemple de Francisco Ferrer, de Paul Robin, de Sébastien
Faure. À terme, croit Jean-Loup Puget, l’école sera libératrice
quand le maître ne sera plus un maître, mais simplement celui
qui aide l’enfant, qui le guide, jamais celui qui apporte la vérité
.

Dans la grande tornade qui
bouleverse ainsi pendant deux mois les structures du pays, les anarchistes
ont donc développé leurs affirmations et leurs revendications.

Par ailleurs, un effort de
réflexion s’est développé chez certains militants
moins engagés dans les combats de rue ou les occupations. Pour ces
derniers, la grève des bras croisés n’est pas synonyme de
victoire, la paralysie de l’économie n’est pas le gage des transformations
fondamentales. Les producteurs doivent être capables par eux-mêmes
et pour eux-mêmes de faire tourner les entreprises, rouler les moyens
de transport, faire fonctionner les moyens d’information, exploiter les
richesses agricoles. L’autogestion présuppose l’auto-éducation
des travailleurs.

L’esprit révolutionnaire
doit se doubler d’une parfaite compétence.

Prendre la terre, détenir
les moyens de production, camper dans les universités n’est qu’un
préambule, indispensable mais non suffisant.

Sans cet immense et patient
effort d’assimilation de toutes les techniques de gestion et de production,
la révolution est condamnée à n’être qu’une
kermesse temporaire.

À suivre...

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Éditions du Monde Libertaire (Paris) &
Éditions Alternative Libertaire (Bruxelles) 2000
(extraits choisis)

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