Un projet pour la révolution sociale
Le 1996
La période des années quatre-vingts aura été, pour certains, celle des désillusions et du désabusement.
En 1981, de faux espoirs furent placés dans la gauche, notamment pour contrer les vagues de licenciements provoquées par les restructurations capitalistes depuis 1973. "L’état de grâce" dont bénéficia à ce moment le pouvoir et la volonté d’une grande partie des militants syndicalistes "de ne rien faire qui puisse gêner les nouveaux dirigeants" achevèrent de laminer les mouvements sociaux qui avaient vu le jour sous les divers gouvernements de droite.
L’escroquerie du "Mitterrandisme" ne peut cependant tout expliquer. Les rares tentatives pour impulser des luttes radicales se sont brisées sur un écueil beaucoup plus grave bien que moins visible : tout un discours dominant s’était développé et avait "lessivé" la pensée politique. Les "nouveaux philosophes" nous ont fait l’éloge de la démocratie comme le meilleur des mondes ; lentement mais sûrement le militantisme, les idées de révolution et de lutte de classes, les mots de bourgeoisie et de prolétariat ont été rangés sous la rubrique des choses "ringarde ". L’implosion des pays dits socialistes a amplifié l’idée selon laquelle la "transformation du monde" était impossible. Il suffisait d’affirmer sa volonté de changer la société pour être taxé d’irréaliste voire d’irresponsable ! Au fil des ans, une pensée minimaliste a bouché les horizons : il fallait "faire au plus pressé" (les restos du cœur), "améliorer ce qui pouvait l’être" (continuer quand même de voter parce que l’autre candidat était "pire") et surtout ne pas être trop "révolté’. Comme si le fait de "positiver" (formule à la mode) pouvait résoudre les problèmes !Cette époque est-elle révolue ? Nul ne peut prédire l’avenir. Quoi qu’il en soit, nous pouvons remarquer que les élections présidentielles de 1995 se sont déroulées dans un climat de lutte sociale. Il semblerait que la résignation et la démission collective commencent à céder la place à des révoltes d’une détermination parfois impressionnante. Ce fut le cas pour une frange du mouvement lycéen-étudiant contre le CIP et bien plus encore lors du mouvement social de novembre-décembre 1995. De plus, il n’est pas difficile de se rendre compte que la recherche de perspectives nouvelles est devenue un enjeu majeur : l’ensemble de la classe politique est elle-même obligée de le reconnaître, "il n’y a plus de projets"...
Plus de projets ? Dans leur mallette de gestionnaire du système, sûrement... De notre côté, nous avons bel et bien une alternative à proposer !
L’Union Régionale Rhône-Alpes de la Fédération Anarchiste
Le constat face aux injustices sociales, celles que l’on subit personnellement ou celles faites à autrui, provoque notre révolte et l’on se dit qu’on ne peut pas rester sans rien faire devant une telle situation...
Mais le seul sentiment de révolte ne veut pas dire grand chose : il est tout relatif. Ce qui vous semblera inacceptable ne le sera pas forcément aux yeux d’un autre. Par soumission, par inconscience ou par idéologie, certains ne voient hélas rien d’abject dans le racisme ; ou estiment "normal" d’être soumis aux ordres d’un chef ! En fait, tout dépend de notre vécu, de notre réflexion, de notre éthique, de ce que nous considérons comme possible. Pour notre part, si nous contestons radicalement la société actuelle, c’est parce que nous sommes convaincus qu’une société de liberté et d’égalité est réalisable.
Cette exigence d’égalité et de liberté est notre première motivation. Or ces termes ont tellement été galvaudés (par les religieux, les fascistes, les libéraux ou les marxistes...) qu’il nous faut redéfinir la signification concrète que nous leur donnons.
L’égalité économique et sociale
Les aristocrates de l’Ancien Régime justifiaient leurs positions sociales en se référant au divin et à leur "sang bleu". Aujourd’hui encore l’inégalité fondamentale entre les êtres humains continue d’être proclamée : des talents inégalement répartis "dès la naissance" condamneraient une fraction de l’humanité à la "médiocrité" tandis que l’autre (composée de riches hommes d’affaires et de grandes personnalités politiques...) serait naturellement appelée à dominer. N’est-ce pas cela qu’on tente de nous apprendre dans les livres scolaires, au travers des biographies de ces grands bourgeois et chefs d’État "qui font l’histoire" ?...
Ces discours simplistes se retrouvent dans des conversations quotidiennes et des réflexions ’anodines". Combien de fois a-t-on pu entendre : "Cette personne a du talent, un don, il est normal qu’elle gagne plus " ? C’est bel et bien à un véritable consensus inégalitaire que nous sommes confrontés. Contre de telles idées reçues, nous affirmons que les "différences de potentialités innées" (à supposer qu’elles existent réellement, ce qui sur le plan scientifique fait encore l’objet de nombreuses polémiques) sont négligeables par rapport à l’influence du milieu social. Les fameux "niveaux de compétences", sur lesquels les hiérarchies prétendent s’établit ne sont que le produit d’une éducation et plus globalement d’un système de classes qui conditionnent notre vie dès le plus jeune âge. Lorsqu’on est ouvrier dans une usine, ce n’est pas parce qu’on "n’est bon qu’à cela". C’est parce que rien ne nous a permis ou "incité" à faire autre chose ! Il est évident qu’en règle générale, on poursuit des études longues seulement si on peut bénéficier d’un appui familial (sur le plan financier et/ou culturel)... Bien entendu, il existera toujours des différences : égal ne doit pas être confondu avec identique. Les individus ne sont pas comparables à des "feuilles blanches" sur lesquelles l’environnement social écrirait l’intégralité du texte. Les personnalités existent et heureusement ! Par contre, dans un contexte favorable, chaque personne, en fonction de ses centres d’intérêts et de ses envies, devient capable de développer des connaissances et des aptitudes à des activités complexes. Pour l’un, ce sera dans l’art, pour l’autre dans un domaine scientifique ; pour un troisième, dans un méfier requérant un fort sens pratique ou des dispositions particulières pour le dialogue, etc.
Notre égalitarisme va donc s’opposer à la "méritocratie". Comme son nom l’indique, ce principe consiste à fonder les hiérarchies sur le mérite. Ainsi, pour les démocrates, la justice sociale se limite à garantir une égalité des "chances" et des "droits", sans faire une seule seconde le procès de la compétition et de ses conséquences. C’est une façon de nous dire : "Vous aurez, au départ, les mêmes atouts, et il n’y aura qu’une seule et unique règle du jeu ; au bout du compte, les meilleurs devront être récompensés de leurs efforts, de leur sens de la responsabilité et de l’initiative"... Dans ce système, les privilèges de la naissance sont officiellement abolis : qu’on soit né dans une famille riche ou pauvre ne change rien... En théorie, n’importe lequel d’entre nous est autorisé à devenir ingénieur ou haut fonctionnaire ! Et où nous donne en modèle ce fils d’ouvrier, ce "self-made man" qui par son "courage", sa "ténacité" et son "habileté", a fait fortune ! Bref, on veut nous persuader que les possibilités d’ascension sociale sont égales pour tous... Quelle absurdité ! On ne peut oser soutenir que chacun peut s’élever socialement alors que le système hiérarchique établit, par définition, des "gagnants" et des "perdants" ! Dans la réalité, nous savons ce qu’il en est : les "réussites" spectaculaires de personnes issues de classes populaires restent de rares exceptions et la classe bourgeoise n’a aucun mal à préserver ses prérogatives, ne serait-ce que par l’héritage.
Pour prévenir le risque de cette réflexion subversive sur l’égalité, la propagande libérale a continuellement joué sur la peur de l’uniformisation, du nivellement par le bas. Mais pourquoi l’égalité empêcherait-elle la diversité des cultures et des mœurs ? Pourquoi rendrait-elle impossible de consommer et de travailler selon ses goûts personnels ? Pourquoi signifierait-elle un appauvrissement généralisé alors que nous vivons tous pour la plupart au dessous du salaire et du revenu moyen ? L’égalité économique entraînerait au contraire l’amélioration du niveau de vie pour l’immense majorité ! Plus que cela, elle est une condition incontournable à l’émancipation et à l’épanouissement de chacun, en permettant des relations humaines sans domination.
L’inégalité, c’est aussi pratiquer des discriminations ou légiférer en fonction de la couleur de peau, du sexe, des préférences sexuelles, de l’âge...
Contre le racisme
Le racisme n’est pas seulement une opinion car il finit toujours par provoquer des agressions, par la volonté d’anéantir des individus ou des populations entières. Dans le racisme, nous trouvons schématiquement trois ingrédients : la peur, la frustration et l’idéologie. Il est bien connu qu’on a toujours peur de ce que l’on ne connaît pas. "Ils ne sont pas comme nous " : ainsi s’exprime, au premier degré, cette sorte de peste émotionnelle qui, d’habitudes culturelles en fantasmes sécuritaires, rend suspect tout "étranger ".
Le rejet de "l’immigré", c’est le stupide et criminel moyen d’extérioriser ses angoisses, de se défouler sur des boucs émissaires, de trouver plus "méprisable" que soi, en humiliant un autre individu. Ce phénomène d’aliénation découle aussi du système inégalitaire et capitaliste : quand les ouvriers ou les chômeurs "français" concentrent leur haine envers ceux qu’ils vont nommer "les Arabes", "les Noirs" ou "les Juifs", leurs patrons et leurs dirigeants dorment tranquilles !Le racisme ne se résume donc pas à des réflexes primaires. Arme de domination, il a d’emblée une dimension politique et idéologique. C’est le racisme qui a légitimé et rendu possible l’esclavage puis la colonisation sous prétexte d’une "mission civilisatrice". C’est bien là le véritable mobile du racisme : justifier à priori et a posteriori les actes de domination et d’exploitation.
Selon les époques et les circonstances, l’idéologie raciste s’est structurée sur des notions et des argumentaires différents. Le racisme a d’abord affirmé la théorie selon laquelle l’humanité est divisible en groupes biologiques, certains étant "supérieurs" à d’autres. Bien entendu, il s’agit d’une aberration. La science a incontestablement prouvé qu’il n’existe pas de "races humaines", qu’il est absurde de vouloir ainsi cataloguer les populations. Du point de vue de la génétique, il peut y avoir moins de différences entre un habitant du continent africain ou asiatique et un "occidental" qu’entre deux "occidentaux".
Ensuite, la notion de supériorité est vide de sens : s’il existe des cultures différentes, elles ont toutes leur complexité et leurs richesses, et on ne peut retenir des critères d’évaluation pour les classer.
Enfin, le racisme ne se réduit pas à cette classification biologique. Cette référence ne lui est pas indispensable. La culture (la langue, les mœurs, les traditions, etc.), lui fournit un terreau largement suffisant.
On ne saurait alors ignorer combien racisme et nationalisme sont liés, même si certains voudraient nous convaincre que la nation peut être "généreuse et respectueuse des diversités". Seulement voilà, de manière globale, la représentation nationaliste de la société affirme : • que les différences et les antagonismes au sein de la "nation" sont d’importance négligeable ; • que les similitudes, pourtant faciles à trouver, entre notre société et celles des "étrangers" ne sont pas significatives.
Autrement dit, notre "nation" est censée être une entité unique, dont tous les éléments sont intimement liés, "telle une grande famille " ! Cela suppose que nous devrions nous identifier, avant tout, par l’appartenance à "notre groupe national", en tant que communauté supérieure d’intérêt. Non seulement toutes les oppositions de classes sont "oubliées", mais c’est l’apologie in fine de la préférence nationale, et nous savons ce que ce terme signifie. La nation, par définition, ne peut donc pas être "pluri-culturelle" sans perdre ce qui est supposé faire son identité et sans se condamner dans son principe (dans des pays comme les USA, la "pluri-culturalité" se traduit par un cloisonnement, des ghettos, et une hiérarchisation des "communautés"). Tout juste tolère-t-elle la notion "d’intégration" qui se traduit par l’obligation faite aux "étrangers" de se fondre dans la culture du "pays d’accueil".
Il n’y a pas une bonne et une mauvaise interprétation du nationalisme : les partis politiques qui se targuent à longueur de journée d’agir "pour la grandeur de la France et dans l’intérêt des Français " ont tous, de ce simple fait, une énorme responsabilité dans la recrudescence de la xénophobie, quelles que soient les nuances de leurs discours. Le Front national s’est contenté de faire de la surenchère sur le très consensuel mythe patriotique, avec un slogan : "La France aux Français " qui, dans le fond, reflète une idée partagée par tous les nationalistes.
Anarchistes, nous sommes "a-nationalistes" : nous ne nous reconnaissons dans aucune nation. Nous savons que nous sommes d’une classe sociale, que nous parlons une ou plusieurs langues, que nous aimons telle ou telle région du monde, que nous partageons tels ou tels goûts musicaux avec d’autres... C’est cela qui nous définit, en tant "qu’entités sociales", et rien d’autre. Ceux qui raisonnent en terme de "communautés organiques" ou "ethniques" ont déjà un revolver dans la main pour faire marcher les autres individus au pas cadencé ou au son de l’hymne national.
Contre le sexisme
Toutes les formes de sexisme ont un point commun : elles reviennent à considérer les femmes comme étant d’une "valeur moindre" que les hommes. Plus largement, le sexisme est une norme sociale qui tend à attribuer à chaque sexe un rôle précis dans la société, un certain type d’activité et de comportements. Dans sa version la plus réactionnaire, si l’on peut s’exprimer ainsi, le sexisme réserve aux femmes la sphère privée, l’éducation des jeunes enfants, le ménage, etc. L’enfermement au nom de la "vie du foyer" conditionne l’absence d’autonomie. Le sexisme réserve aux femmes des "traits de caractère" : longtemps "l’hystérie" fut taxée "d’essentiellement féminine". A contrario l’homme peut évoluer dans la "sphère publique" comme en terrain conquis : dans les diverses hiérarchies et ramifications du Pouvoir, les postes de "responsabilité" lui sont "naturellement" réservés.
Si les relations au sein des familles et dans les couples se sont profondément modifiées depuis vingt ans, le sexisme n’en reste pas moins extrêmement présent. il suffit de regarder autour de soi pour s’en rendre compte : la violence physique et psychologique envers les femmes est loin d’avoir disparu ! Le nombre de viols et de violences "domestiques" le montre assez (une femme sur huit est victime de violences sexuelles avant l’âge adulte). Sur le plan professionnel, quand les femmes sont "autorisées" à se présenter sur le marché du travail, elles sont fortement incitées, pour ne pas dire forcées, à exercer certains travaux et pas d’autres : elles seront "à leur place" dans les bureaux, les salons de coiffure ou les écoles, pas dans les secteurs d’activités techniques. Dans la plupart des cas, et à qualifications égales, elles seront moins payées que les hommes. Les femmes sont toujours contraintes a "être séduisantes". Elles sont toujours cet "objet du désir" qui fait vendre, via la publicité, voitures et déodorants masculins. C’est toujours l’image de la ménagère (de moins de cinquante ans !) qui choisit entre deux barils de lessive !Quant aux hommes, s’ils sont sans doute plus invités qu’auparavant à user de la séduction, ils doivent selon l’expression consacrée et profondément stupide, prouver "qu’ils en ont" ! "L’homme" doit savoir se battre, être physiquement et moralement fort. S’il connaît quelques blagues bien "beauf ", loin d’être enclin à se taire, il sera, dans la plupart des cas, apprécié pour sa "jovialité" (?) et sa "connaissance des choses de la vie" ( !?). Mais gare à lui s’il pleure : il sera "une femmelette" et... un "pédé" ! Car le sexisme c’est aussi, et largement, la haine homophobe : le rejet de l’homosexualité masculine et féminine, ces comportements étant couramment taxés "d’anormalité", de "déviance", "d’incapacité à être de son sexe". C’est pourquoi on se rend bien compte que la norme sexiste, si elle joue d’abord contre les femmes, elle joue aussi contre une partie des hommes. Le sexisme fausse tout y compris les rapports amicaux. il aliène et opprime les hommes qui ont, ou auraient, le désir de vivre autrement leurs relations amoureuses (que ce soit sur le mode hétérosexuel, homosexuel, ou bisexuel) et les rend également victimes de violences sexuelles (c’est le cas pour un homme sur dix, avant l’âge adulte).
Les attaques redoublées ces derniers temps contre l’avortement et la contraception, le fanatisme religieux d’un Jean-Paul II et ses encycliques sont là pour nous rappeler que rien n’est jamais totalement acquis et que le combat pour la liberté sexuelle et l’égalité sociale entre hommes et femmes est toujours d’actualité. Combat éminemment politique car, là encore, le sexisme est un outil de contrôle : comme le racisme, il sert de "défouloir" aux individus dominés.
La liberté
Que veut dire être libre ? Concrètement, la liberté est un pouvoir : celui
d’agir ou de ne pas agir. Nous sommes libres quand personne ne nous empêche de faire de notre vie ce que nous voulons et quand personne ne nous impose sa volonté (par la force ou la manipulation). La liberté est d’emblée un rapport social (elle n’existe pas dans la nature mais est une création humaine). Nous ne pouvons être libres là où existe une hiérarchie de commandement et des pouvoirs de coercition : lorsqu’un État nous contraint à effectuer un service national (militaire ou civil) ou lorsque nous sommes à la merci des patrons qui ont tout pouvoir de nous embaucher ou de nous licencier, nous sommes bien entendu toujours "libres " de nous révolter, mais nous ne sommes pas libres, socialement parlant ;Selon la fameuse formule "la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres", on nous présente la liberté comme quelque chose dont on doit se garder. Elle serait même extrêmement dangereuse car synonyme de "faire tout et n’importe quoi" : "S’ils étaient totalement libres de faire ce qui leur plaît, les humains s’entre-déchireraient dans un chaos généralisé et la vie en société deviendrait impossible "...! Ce discours n’est pas désintéressé, il permet de justifier le principe de l’Autorité et de transformer la liberté en un "idéal inaccessible ". Elle n’est plus qu’un sujet d’incantation, réservé pour les effets de manches des tribuns politiques. Dans les actes, seules sont tolérées des libertés partielles, cadrées par le Droit et la Loi. La constitution nous autorise la grève bien sage et le droit d’association, mais gare à celui qui ose s’insoumettre et se rebeller ! Bref, nous sommes tous en liberté surveillée !En opposition à cette vision réductrice autant qu’hypocrite, les anarchistes ont développé une conception sociale de la liberté humaine. Quand, dans leurs révoltes et leurs luttes, les populations ont exigé la liberté, ce n’était pas une liberté abstraite et philosophique, mais bien une liberté associée au principe égalitaire. Pour nous, la liberté ne peut exister sans l’égalité économique et sociale. Liberté et Egalité sont indissociable. La liberté est pleine et entière quand l’individu, émancipé de toutes tutelles et de toute domination, a la possibilité de construire et d’entretenir des relations volontaires avec les autres. Si être tous libres signifie l’absence de domination, il faut, pour que je sois parfaitement libre, que les autres le soient aussi : la liberté de chacun est la condition de la liberté de tous et comme le disait Bakounine, "La liberté des autres étend la mienne à l’infini ".
Par ailleurs, puisque les individus sont des êtres sociaux, la liberté n’est pas le refus de toutes les contraintes. Pour s’organiser avec les autres, l’individu doit prendre des engagements, établir des arrangements et les respecter. Il atteint sa complète liberté quand il peut choisir ses contrats et en négocier les termes. Enfin, toute censure nous est insupportable car elle suppose un pouvoir, une Autorité pour l’exercer. Si une opinion nous paraît dangereuse, dans ce qu’elle représente et laisse supposer comme actes à venir, on ne résout rien en l’interdisant. Prétendre qu’" il ne faut pas laisser la parole aux ennemis de la liberté " est le meilleur moyen d’aller vers là dictature.
De ces premières réflexions découle une série de positions, sur l’État, le Capitalisme et la Religion.
Le refus de l’État
Premièrement l’État n’est pas un outil neutre que l’on peut utiliser à bon ou mauvais escient.
À partir du moment où un groupe dispose des moyens d’oppression (militaires et policiers) lui permettant d’agir dans ses seuls intérêts, il ne faut pas s’étonner qu’il les utilise ! Parler "d’abus de pouvoir" est ridicule, car à quoi servirait le pouvoir si l’on n’en abusait pas ? Prenez le plus généreux des ouvriers, donnez-lui un trône et il se transformera en un dictateur paranoïaque !Deuxièmement rejeter l’État, ce n’est pas rejeter l’organisation. Ceux pour qui l’État est d’une absolue nécessité font volontairement ou non, de sérieuses confusions entre État et société. il est vrai que les êtres humains ne peuvent vivre sans ordonner leurs relations et leurs actions. Ils ont besoin pour cela de se doter de structures politiques et d’organismes de gestion. Mais il est complètement faux de croire que l’État est la seule forme d’organisation possible ou qu’il est un "inévitable moindre mal".
En confisquant nombre de fonctions d’utilité collective (comme la santé, l’éducation, les transports, etc.) l’État veut se parer d’une légitimité sans faille, nous persuader qu’il est incontournable.
Il s’agit d’une gigantesque escroquerie : les classes dominantes ont construit les appareils d’État pour servir leurs seuls intérêts et non pas la société. L’État est un outil de répression, de contrôle et de gestion, qui opère contre nous et qui limite ou écrase nos initiatives d’auto-organisation.
Pour que la société fonctionne, nous n’avons pas besoin d’être dirigés, et, refusant l’État nous proposons le fédéralisme libertaire et l’autogestion (sujet que nous allons traiter plus loin), c’est-à-dire des modes de fonctionnement qui donnent aux individus la possibilité de coordonner les activités sociales, en traitant d’égaux à égaux.
De par notre anti-autoritarisme, nous sommes amenés à nous démarquer des démocrates. La démocratie, c’est étymologiquement l’idée du "pouvoir du peuple" mais historiquement c’est la référence, soit à la démocratie athénienne (où il y avait des esclaves !), soit à la démocratie actuelle qui s’est développée depuis la Révolution américaine et affirmée avec la Révolution française. Pour éviter de se faire piéger par le jeu du langage, nous pouvons dire que le problème fondamental est celui de la délégation de pouvoir : être démocrate c’est penser que le peuple "doit élire ses gouvernants " ( par le suffrage universel ).
Le "démocrate " reste donc dans le schéma dirigeants-dirigés. Si la dictature est le pire des systèmes politiques, nous constatons que dans la démocratie, le pouvoir des individus, des collectivités, des groupes sociaux, etc., se réduit à une peau de chagrin. Les "citoyens" n’ont aucun contrôle sur leurs élus : si ces derniers ne respectent pas leurs engagements (comme c’est habituellement le cas !), personne ne peut les destituer, on leur a donné un véritable chèque en blanc... Pourtant, certains vous diront : "Si tel candidat déçoit, il ne sera pas réélu ! ". Et alors ? Ce sera l’un de ses acolytes qui le sera, pour refaire une politique pratiquement identique ! Ou bien, le candidat jurera ses grands dieux que, cette fois-ci, il s’en tiendra à son programme et une fois de plus, il trompera l’électorat crédule !Par ailleurs, il faudrait s’interroger sur les véritables pouvoirs des gouvernements ! Dans le jeu économique, les dirigeants, quelles que soient leurs intentions préalables, n’ont pas de marge de manœuvre significative. Ils sont subordonnés aux intérêts capitalistes. Ils gèrent la crise sociale, par de fausses politiques de l’emploi, par la charité et "l’action sociale", par la répression.
Enfin, la démocratie, c’est la primauté de la règle majoritaire.
À ce titre, le référendum est paraît-il, la forme de gouvernement la plus "démocratique" : les "citoyens" ne sont-ils pas appelés à intervenir directement dans la "vie politique du pays" ? Or, c’est une évidence, la majorité n’a pas toujours raison.
S’en remettre sans condition à son jugement pour prendre des décisions sur tout est extrêmement dangereux : allons-nous accepter de voter sur des questions comme la peine de mort, l’expulsion des immigrés (ou "enfants d’immigrés"), le droit des femmes à travailler ? On ne peut pas accepter de soumettre à un vote ce qui n’est pas négociable et ce qui bafoue le principe de la justice sociale !Ceci dit nous ne sommes pas systématiquement opposés au vote.
Nous pouvons y recourir s’il est conçu comme un mode de décision accepté par tous, afin d’avoir à un moment donné, des indications sur les positions de chacun, de trancher rapidement des questions techniques, de choisir entre différentes options économiques de production.
Le refus du capitalisme, de la logique du profit, du salariat et de la monnaie
Le capitalisme est un système économique basé sur le fait qu’une classe sociale, la bourgeoisie, est propriétaire des moyens de production, de distribution et d’échange. Cette appropriation privée des capacités productives de l’humanité s’est accentuée dès les débuts du XIXe siècle, d’abord en Europe, et n’a cessé de se développer jusqu’à être aujourd’hui étendue à l’ensemble de la planète. Une variante, le capitalisme d’État s’est imposée entre 1917 et 1990 dans ce que l’on a appelé à tort les "pays socialistes". La bourgeoisie y était remplacée par la bureaucratie de l’État, seul et unique propriétaire.
Dans le capitalisme, les propriétaires des capitaux financiers, des entreprises, des outils techniques, des réseaux de commerce, etc., ont le contrôle absolu des processus de production, depuis la définition des besoins de consommation en passant par l’organisation du travail, la politique d’embauche, les lieux d’implantation des entreprises... Ceux qui, comme la majorité d’entre nous, ne possèdent que leurs bras, leurs savoir-faire ou leurs connaissances intellectuelles, sont contraints, pour vivre, de louer leurs services à des employeurs en échange d’un salaire (les libéraux parlent alors de "contrat ", comme si le salarié était libre de négocier, à armes égales, avec le patron !).
N’en déplaise à ceux pour qui parler de lutte de classes fait "langue de bois", il existe bien un prolétariat en confrontation permanente avec une bourgeoisie. C’est de ce rapport de force entre exploiteurs et exploités que dépend le niveau de vie des uns et le taux de profit des autres.
Les capitalistes ont développé quantité de "bonnes raisons " pour justifier leur système. Ils prétendent que le profit est la rémunération correspondant aux risques financiers pris par les actionnaires. L’argument est trop facile et faux ! Quand un patron investit dans une nouvelle production, le capital qu’il engage provient du détournement et de l’appropriation d’une partie du travail réalisé par les salariés d’une industrie. Le capitaliste "parie" avec les fruits du travail collectif qu’il a volé ! Petits patrons comme grands barons de l’industrie soutiennent que sans perspective d’enrichissement personnel et sans compétition, la société ne pourrait plus fonctionner faute de "ressort" pour dynamiser les initiatives individuelles. L’exemple de la faillite des "pays socialistes" est très souvent mis en avant pour affirmer que le capitalisme est l’organisation qui garantit à chacun une chance de promotion sociale et de bien-être pour peu que l’on fasse les efforts nécessaires. Ce raisonnement est falsificateur, car "l’égalité des chances" (comme nous l’avons dit précédemment) n’est jamais assurée, puisque la transmission des titres de propriété comme des modèles culturels font que les richesses et le pouvoir se transmettent de génération en génération, dans les mêmes classes.
Quant à la fonction stimulante de l’enrichissement personnel, c’est un argument tronqué.
Pour nous, la coopération et l’entraide (sans lesquelles tout travail, y compris aujourd’hui, serait impossible) sont les seules conditions indispensables au progrès économique et social. La concurrence, au contraire, outre qu’elle conduit les individus à perdre leur vie pour la gagner, génère de formidables gaspillages. Au lieu de regrouper des énergies dans un but commun, elles les dispersent dans une guerre économique. Pour entretenir des débouchés, les bureaux d’études limitent volontairement la durée de vie des produits. De nouvelles gammes, simplement remodelées sortent des entreprises pour faire illusion. Des moyens énormes sont mis dans la publicité et le marketing pour conditionner les consommateurs...
L’efficacité et la rationalité du capitalisme restent pourtant des idées fortement ancrées dans les esprits, notamment en raison de la supposition suivante : l’économie de marché permettrait de satisfaire au mieux les besoins des individus. On va ainsi nous dire : "Si le capitaliste veut vendre, il doit trouver des acheteurs. Si les marchandises ne trouvent pas preneurs, il fera banqueroute a moins de trouver d’autres produits correspondant aux attentes des consommateurs". La logique de marché pousserait donc les chefs d’entreprise à coller au plus près de la demande... Ce raisonnement est exact... sauf qu’il omet de dire que cette "demande" ne reflète pas les besoins sociaux des populations mais le pouvoir d’achat des différentes classes de consommateurs ! Étant donné que toutes les productions sont assujetties à des objectifs de rentabilité, les besoins des populations non solvables sont ignorés : dans le capitalisme, celui qui n’a pas d’argent n’existe pas.
Cette évidence nous amène à la critique de la monnaie. Celle-ci n’est pas, comme le disent les économistes, un "simple et commode moyen d’échange ". Pour répartir les richesses produites, les humains auraient pu trouver bien d’autres solutions ! Et puis on constate que le capitalisme sait de lui-même s’en passer lorsque cela s’avère opportun : il est par exemple fréquent que des pays négocient entre eux des accords de troc en raison des incertitudes qui planent sur le système monétaire international ! Si la monnaie est partiellement un outil, c’est en tant que support fondamental de la réalisation du profit.
Sans elle, la possibilité d’accumuler des valeurs resterait extrêmement réduite ; sans la thésaurisation (l’action d’amasser de l’argent), le capitalisme ne se serait pas développé !Avec l’argent, le système de domination s’est aussi doté d’une puissante arme d’aliénation idéologique : dans la course aux gains, l’utilité et la valeur sociale des choses passent au second plan, ou sont tout bonnement oubliées. La monnaie, et ce n’est pas une de ses caractéristiques les moins importantes, permet de masquer la réalité des rapports d’exploitation. Quand un propriétaire extorque une plus-value au locataire, le rapport d’exploitation n’est pas immédiatement visible : le locataire est censé "payer le coût de construction et d’entretien " du logement mais le montant du vol n’est affiché nulle part ! L’exploitation, le vol par l’interface de la monnaie, est une méthode somme toute beaucoup plus habile que l’ancien esclavage, "direct" et brutal... L’argent crée un pouvoir qui échappe à tout contrôle. On le sait : quoi de plus anonyme qu’un billet de banque ? Quoi de plus "indéchiffrable’ que les multiples transactions sur les places financières internationales ?
Le refus de la Religion
Des intégrismes (catholiques, islamistes...) aux tendances "modernistes " et "progressistes " voire "révolutionnaires ", la religion est loin de se réduire à une pensée unique. On ne peut combattre cette nébuleuse par la seule référence aux crimes de l’inquisition, aux exactions de ses composantes les plus obscurantistes. C’est au fondement de la religion qu’il faut s’attaquer. Anarchistes, nous ne sommes pas seulement anticléricaux (opposés à l’influence des clergés dans les affaires publiques), nous sommes athées : Cela signifie que nous nions l’existence de toutes divinités en affirmant qu’elles sont de purs produits de l’imagination humaine ! Comment peut-on lutter contre la croyance en Dieu ? La croyance étant hermétique au raisonnement scientifique, Dieu est, par la force des choses, indémontrable et indémontré !Il ne servirait donc à rien de chercher à prouver, d’un point de vue logique, que Dieu n’existe pas. Mais, en portant l’attention sur ce que sous-tend le phénomène religieux, c’est-à-dire en dévoilant ses finalités et ses mobiles non avoués, nous mettrons en évidence les raisons objectives de l’athéisme.
Pour l’individu qui veut se rassurer, la religion est une fuite dans le mysticisme et dans le moralisme : en se soumettant à des commandements supérieurs, il se dépossède de sa responsabilité et de son individualité. Croire en Dieu, c’est se donner un Maître et "Dieu étant tout, le monde réel et l’homme ne sont rien (...) Dieu étant le maître, l’homme est esclave" (Bakounine).
Pour les Églises, qui sont des États, l’ordre moral est le moyen de maintenir les peuples dans la soumission. Elles ont constamment servi les bourgeoisies, béni les armées et excommunié les mutins, tout en utilisant des aspirations populaires à "un monde meilleur" !Proudhon écrivait au sujet de la relation entre te pouvoir et l’Église :"L’idée économique du capital, l’idée politique du gouvernement ou de l’autorité, l’idée théologique de l’Église, sont trois idées identiques et réciproquement convertibles : attaquer l’une, c’est attaquer l’autre... Ce que le capital fait sur le travail, et l’État sur la liberté, l’Église l’opère à son tour sur l’intelligence. Cette trinité de l’absolutisme est fatale, dans la pratique comme dans la philosophie. Pour opprimer efficacement le peuple, il faut l’enchaîner dans son corps, dans sa volonté, dans sa raison ".
Cependant, si nous sommes radicalement hostiles à l’égard de la pensée religieuse, notre lutte ne peut passer par une "interdiction du droit de culte ", interdiction qui serait une mesure à la fois inefficace et contraire à nos principes libertaires. Tant que l’individu, adulte et responsable, veut croire, prier ou faire des pèlerinages, qu’il le fasse librement. Les discriminations sociales contre des individus en fonction de leurs convictions religieuses ne sont pas admissibles.
La question de L’école confessionnelle pose un problème plus épineux, puisqu’il s’agit de la mainmise des religieux sur l’éducation d’individus qui ne sont pas encore "autonomes". Il n’y a pas de pire embrigadement que celui commis sur des enfants et des adolescents, que ce soit par des Églises, des Partis, des organisations politiques ou des sectes ! Comment combattre cet autoritarisme inqualifiable et qui ne mérite aucune excuse ? Si interdire par la force les écoles confessionnelles produit fatalement des effets contraires à celui recherché (en mettant ces écoles et les religieux en position de victimes), nous pouvons en revanche :
Leur refuser toute aide économique.
Dénoncer sans relâche leur existence et montrer qu’au delà de tous leurs discours d’apparence "généreuse", les théologiens s’opposent toujours à la liberté de l’individu, au développement de son autonomie et de son sens critique.
Leur opposer surtout un système éducatif offrant les meilleures conditions d’enseignement car c’est la transformation sociale elle-même qui doit en définitive, priver les Églises de leur crédibilité.
Quand on s’aventure à définir les structures d’une nouvelle organisation sociale, il y a deux écueils qu’il faut absolument éviter : être trop vague et être précis ! Être trop vague, c’est se fermer les portes de l’avenir en éloignant de nous ceux qui exigent (et c’est parfaitement compréhensible) des précisions avant de "s’engager". C’est se condamner à l’immobilité, à la stagnation et à n’être, en définitive, qu’une secte sans importance, dont la seule activité se limite au bavardage, à la négation, à l’agitation stérile.
Être trop précis, c’est engager imprudemment l’avenir un avenir sans cesse changeant. C’est risquer d’enfermer la vie sociale dans un schéma prédéterminé, ce qui ne manquerait pas de dégénérer rapidement en un dogmatisme étroit et liberticide.
Entre ces deux pôles, nous tenterons de trouver une juste mesure en exposant les grandes lignes de ce que pourrait être une société anarchiste, sans prétendre apporter toutes les réponses.
Le Fédéralisme libertaire, quelques considérations générales
Le Fédéralisme libertaire contre l’État
Lorsqu’on évoque le fédéralisme, la plupart des gens pensent immédiatement à des pays comme les USA ou la Suisse... De prime abord, il n’est qu’une "variété" de gouvernement et ne semble guère révolutionnaire... Cependant, étant donné que le fédéralisme signifie "alliance ", prendre ce mot au pied de la lettre pour l’appliquer à l’ensemble de la vie sociale, politique et économique, c’est poser d’emblée une critique radicale du capitalisme et de l’État.
Économiquement. il ne peut exister de véritable alliance qu’entre individus égaux. Politiquement, le fédéralisme libertaire condamne toute puissance militaire et toute institution policière ; il est l’ennemi du centralisme qui conduit à l’asservissement. Qui dit pouvoir central dit mise en tutelle, mise sous surveillance, mise sous commandement, mise sous dictature ! Notons au passage que les politiques de "décentralisation" et de "régionalisation" ne nous rendent pas l’État plus sympathique : s’il a appris à déléguer des responsabilités à des instances territoriales, il n’en est pas devenu plus juste pour autant. Ce sont seulement les méthodes d’oppression qui ont changé !Fédérer, d’un point de vue anarchiste, c’est créer des fédérations à tous les niveaux, en généralisant le principe de la libre association. Il s’agit de coordonner des systèmes autogérés, des petites collectivités aux regroupements les plus vastes, et non pas d’agglomérer des institutions organisées sur un mode autoritaire !
Le fédéralisme libertaire, la notion de responsabilité et de contrat
Le fédéralisme libertaire veut cimenter la société par un lien social dont l’élément essentiel est l’adhésion à des projets et à des oeuvres communes.
C’est une nouvelle conception du contrat social, sur la base du volontariat et non de la coercition.
La société libertaire bannit-elle pour autant toute forme de "contraintes" ? Non, puisque nous avons expliqué dans le paragraphe sur la liberté que passer un contrat signifie savoir prendre des engagements et les respecter. Sans vouloir refaire ici de grandes théories sociologiques, mais pour éviter de se fourvoyer dans un optimisme idéaliste, il est important de tenir compte de réalités simples. L’être humain n’est pas "naturellement" plus disposé pour l’entraide que pour la domination (à ce titre il n’a pas de "nature") et il nous semble incontestable que les individus transforment effectivement, par leurs actions, les structures sociales, et que ces structures sociales agissent à leur tour sur les individus, en créant des contextes, en conditionnant les habitudes, en déterminant les possibilités d’action. C’est ce qu’on appelle en d’autres termes un rapport interactif.
On ne peut alors concevoir l’individu comme un acteur tout-puissant de sa vie et partant de cette idée, nous sommes convaincus qu’une société anarchiste, comme n’importe quelle autre société, ne pourrait fonctionner par la seule "bonne volonté" de ses membres. Ce sont les modes d’organisation qui doivent eux-mêmes entraîner des comportements libertaires, individuels et collectifs.
Le contrat fédératif comporte donc un aspect incitatif et un aspect "contraignant". Pour préciser notre pensée et prendre l’exemple du travail, c’est justement par une nouvelle organisation de ce dernier que pourra s’entretenir la motivation, l’intérêt que l’on porte à son travail. Dès l’instant où nous sommes mis en mesure de nous réapproprier notre activité professionnelle, où nous ne sommes plus des pions, des rouages, des exécutants, mais des acteurs d’un système qui produit pour tous, très rares sont ceux qui "ne s’intéressent à rien". Quand nous travaillerons pour nous et non plus pour enrichir des patrons, nous nous apercevrons vite que la "fainéantise naturelle et anti-sociale" n’était qu’un mythe inventé par les dominants pour justifier leurs positions. Par ailleurs, la contrainte du pacte fédératif est une contrainte librement consentie et égalitairement négociée.
Pour bien se comprendre, ce n’est pas la contrainte exercée par un chef. Ce sont les règles, établies par les différentes parties, qui sont "contraignantes" : respecter des horaires, mener jusqu’au bout le projet qui a été décidé collectivement. C’est la contrainte qui découle immanquablement de l’association... Dans le discours des partisans de l’Autorité, c’est d’abord et avant tout le rapport de soumission qui pousse la grande masse des individus à travailler. La motivation y apparaît comme une notion subsidiaire, un simple "plus’ : s’il faut "motiver le salarié", c’est pour qu’il soit plus rentable. Pour nous, les choses ne se posent absolument pas dans ces termes. C’est la contrainte (telle que nous l’avons définie au point précédent) qui est un complément à la motivation quand celle-ci vient à manquer. Et nous connaissons bien ce phénomène dans les associations ou les organisations militantes, quand le caractère rébarbatif de certaines tâches finissent par venir à bout de l’enthousiasme des premiers temps. Mais puisque la contrainte du contrat fédératif ne peut pas être le moteur de la motivation, elle ne peut pas non plus s’y substituer : lorsque l’un d’entre nous n’est plus motivé par ce qu’il fait, on ne peut se contenter de lui rappeler ses engagements. On doit se préoccuper immédiatement de trouver des solutions pour réorganiser son activité afin qu’elle redevienne gratifiante.
Une organisation sociale sans monnaie
La question du lien social, de la responsabilisation et de la contrainte nous amène à reparler de la monnaie. L’idée selon laquelle l’argent est un phénomène indépassable est fortement ancrée dans les esprits et rend très difficile sa contestation. Les arguments pour le maintien de la monnaie s’articulent autour de trois axes principaux :
Pour pouvoir gérer la société, nous dit-on, il faut bien évaluer les produits, les actions économiques, il faut bien faire des budgets, estimer des investissements, calculer la valeur des choses à échanger...
La monnaie est même censée être l’outil de la justice sociale ; s’il n’y a pas de monnaie, comment allons-nous voir qu’un individu prend "plus que sa part de la richesse collective" ?
Et, comble suprême de l’aliénation, la monnaie va jusqu’à véhiculer une image de liberté : "s’il n’est plus possible de vendre les fruits de son travail", comment le peintre va-t-il pouvoir vivre, puisque ses toiles, c’est le cas de le dire, n’auront plus de prix ? Comment l’écrivain pourra-t-il vendre ses ouvrages ? Comment le musicien pourra-t-il faire payer l’entrée à ses concerts etc.? Bref, "pouvoir gagner de l’argent" semble être la garantie de l’indépendance...
Dans les faits nous avons vu quelle était la fonction réelle de la monnaie, et nous savons ce que vaut la liberté dans le système monétaire : rien ou pas grand chose ! Concrètement, répondre à ces interrogations, c’est proposer, comme nous tentons de le faire ici, un mode de fonctionnement global de la société, qui intégrerait, dans ses multiples facettes, l’absence de monnaie.
Nous affirmons (et nous insistons sur cette question car on nous l’a souvent posée) que les activités culturelles, loin d’être handicapées par la suppression de la monnaie, seront au contraire décuplées. Tout ce qu’il faut aux individus, ce sont les possibilités matérielles de s’exprimer ; et la véritable création, celle qu’anime la passion, se moque bien des perspectives de profits ! C’est chacun d’entre nous qui, grâce à une réduction massive du temps de travail, aura la possibilité de se cultiver, de peindre, d’écrire, de faire du théâtre, de donner des concerts ; libéré de la logique du profit et du "vedettariat" (cette "élite talentueuse" - ou perçue comme telle), l’art, production sociale fondamentale, n’en sera que plus populaire et plus authentique.
Nous affirmerons également, au cours des lignes qui suivent la possibilité d’organiser le travail, de coordonner les relations entre les fédérations, d’établir des projets et des objectifs de production, de faire un lien entre le travail et la consommation, sans l’intermédiaire de cet ustensile marchand qu’est la monnaie.
L’organisation fédérale anarchiste
Avant tout, il faut se demander quelles fonctions sociales doivent être organisées et au risque de schématiser, nous allons en répertorier quelques grandes catégories.
Nous avons :
La définition des grands objectifs de production, en fonction des besoins recensés.
Le fonctionnement interne des "unités de production " : usines, exploitations agricoles, organismes de services aux industries, aux collectivités et aux particuliers...
La coordination de ces unités en de vastes réseaux, puisqu’elles ne peuvent exister indépendamment les unes des autres : il faut qu’elles disposent des outils, des produits, des bâtiments et des infrastructures (routes, voies ferroviaires et aériennes...) conditionnant leur bonne marche.
La répartition des biens de consommation, des logements...
Les services de santé, de sécurité civile, de transports publics...
Les structures d’éducation et de formation et plus largement tout ce qui se rapporte à la transmission de l’information et des savoirs.
Reste enfin à réguler des conflits de toutes sortes, que ce soit entre deux individus, entre un individu et un groupe, entre deux fédérations, entre des communes ou des régions...
Nous allons maintenant définir de quelle façon s’établiraient les fédérations pour remplir ces fonctions organisatrices, quelles seraient leurs relations ; puis nous expliquerons ce que pourraient être l’autogestion généralisée de la production et l’organisation de la répartition. Nous terminerons par les questions de l’éducation, de l’information et de la gestion des conflits.
Le fédéralisme libertaire : une double dimension
Si l’on observe la vie sociale, nous pouvons constater que, d’un côté, nous vivons tous et toutes dans des lieux : une ville, une région ; de l’autre, nous exerçons des activités spécifiques : notre métier, nos études, notre art, et sur un plan plus ludique, nos loisirs.
Le fédéralisme doit intégrer cette double dimension : nous mettrions en place, sur un plan "géographique", des fédérations communales, régionales, puis inter-communales et inter-régionales, et parallèlement à ces collectivités, existeraient des fédérations de travailleurs, par branche professionnelle, par méfier, par type de production et de service. Pour être encore plus concret, il y aurait des fédérations du bâtiment de la construction métallurgique, de l’industrie électrotechnique et de la mécanique, de l’électronique et de l’informatique, de l’agriculture et de l’agroalimentaire, des transports, des services (nettoyage, surveillance technique pour la sécurité des installations, conseil et ingénierie)...
Nous devons également compter avec les multiples associations particulières qui compléteraient l’architecture de la société et qui seraient des actrices irremplaçables du mouvement social et de la convivialité (on ne peut en effet imaginer une société qui ne serait faite que "d’institutions" bien huilées !).
La coopération entre les fédérations
Ce double fédéralisme ne doit cependant pas vous laisser penser qu’il y aurait une frontière nette et étanche entre les fédérations de communes et les fédérations de travailleurs. Elles seraient au contraire, et par la force des choses, étroitement imbriquées.
Si une fédération de production envisage de créer une nouvelle unité, elle ne peut décider seule du lieu d’installation. Ce choix regarde aussi la Commune et la Région, ne serait-ce que pour garantir la meilleure adaptation des infrastructures routières et ferroviaires. Ces fédérations auront d’autant plus leur mot à dire s’il s’agit d’une usine représentant des risques élevés de pollution et d’accidents. De la même façon, les fédérations de la formation professionnelle devront coopérer étroitement avec les fédérations de travailleurs, comme avec les fédérations de Communes, pour décider des stages à mettre en œuvre. Les fédérations du bâtiment se référeront aux Communes qui connaîtront mieux que n’importe quel autre organisme de statistiques, les demandes en logements. Les transports publics, ou les organismes de santé, planifieront toujours leurs implantations et leur développement d’après les informations que leur auront transmises les diverses fédérations concernées par la mise en oeuvre de ces projets (sur les capacités techniques disponibles et les besoins sociaux).
En ce qui concerne l’organisation de la répartition des biens, elle serait prise en charge par des fédérations de consommateurs créées au sein des communes. Les fédérations de travailleurs livreraient les produits à des organismes communaux qui géreraient un réseau de dépôts, autogérés par les habitants, par quartiers, villages etc. Car s’il faut bien que des travailleurs s’emploient à assurer le fonctionnement quotidien de ces structures, leur particularité serait d’être contrôlées directement par les individus qui s’y inscriraient. Ces deux sortes de fédérations, de production et de consommation, seraient en relation constante, afin de garantir l’adéquation entre l’offre" et "la demande".
Le rôle des Communes et des Régions dans une société anarchiste
Le fédéralisme communal mérite que l’on s’y arrête un instant, car il doit être, à notre avis, relativisé. En ce début de 21ème siècle et pour les sociétés industrialisées, il serait absurde de concevoir une organisation sociale basée exclusivement sur des entités géographiques.
La production et la distribution s’organisent en réseaux à une échelle mondiale ; avec l’accroissement des possibilités de communication et de transports, les individus ne limitent plus leur socialisation à un quartier ou à une ville. Et tant mieux : si certains se plaisent à déplorer "la fin des vies de quartiers " on ne regrettera pas "l’esprit de clocher " qui était leur corollaire. Ceci dit, la commune, dans une société libertaire, continuerait d’être indispensable pour toutes les activités sociales de "proximité". En collaboration constante avec d’autres communes et fédérations de travailleurs, les habitants pourront y décider des plans d’aménagement de l’espace (urbanisme). C’est là que se coordonneraient la gestion des fédérations de consommateurs, celle des structures éducatives, des organismes d’information et des services collectifs tels ceux de l’équipement sanitaire, de la voirie, de la sécurité civile (prévention contre les risques d’incendies et risques industriels...). C’est dans les communes que pourraient se créer des organismes chargés de la répartition et de l’entretien du parc de logements, sous forme de régies de quartiers. Il faudra, en outre, coordonner les relations entre les communes et ce au niveau mondial, afin d’éviter qu’une région, naturellement plus riche qu’une autre, ne s’octroie des privilèges et de régler les problèmes de choix de production pouvant se poser entre différentes régions du monde.
Sur le plan politique, les communes et leurs fédérations sont appelées à être des lieux de débats par le biais de forums locaux, ouverts à tous sans distinction (réflexions sur les problèmes rencontrés, expression des critiques et des propositions, élaboration de projets...).
L’autogestion généralisée de la production
Le fédéralisme libertaire ne va pas sans l’autogestion qui est la prise en main, concrète et quotidienne, par les individus et les collectivités d’individus, de la vie sociale, économique, politique et culturelle.
Autogestion et mandatements
Dans ce système, où il n’y a ni économie de marché ni planification autoritaire, c’est la population qui décide et valide les grandes orientations, lors d’assemblées des Fédérations, de réunions de Communes, de Régions etc. Comme il est impossible que "tout le monde s’occupe de tout ", des individus sont mandatés pour coordonner la mise en application des politiques ainsi définies et des équipes sont chargées d’étudier et de préparer des projets, d’entretenir les relations entre les fédérations et de faire circuler l’information. Si les mandatés prennent des initiatives, ils le font dans le strict cadre de leurs mandats, ils n’ont pas de pouvoir décisionnel à proprement parler. Ils ne disposent d’aucun moyen coercitif pour imposer ces décisions et peuvent être révoqués à tout moment s’ils ne respectent pas leurs obligations.
Autogestion et propriété
Les unités et réseaux de production n’appartiendraient à aucun groupe en particulier. C’est l’ensemble de la collectivité humaine qui les posséderait. Les fédérations, donc les individus égaux qui les composent, en auraient la gestion. Elles décideraient de construire telle usine, de lancer tel type de fabrication ou de service, de transformer un site industriel ou de l’abandonner ; elles coordonneraient la circulation et l’utilisation des matières premières et des machines. Mais elles ne seraient pas "propriétaire" des moyens de production, au sens où elles ne pourraient pas en disposer pour procéder à des transactions au seul bénéfice de leurs membres. Dans notre idée, les fédérations ne sont ni des "corporations", ni des "cartels économiques". Chaque fédération s’intègre dans une politique dont le premier objectif est la satisfaction des besoins de tous. Elles ne sont que des outils de cette politique globale et collective.
L’autogestion et le statut du travailleur
L’autogestion implique un statut radicalement nouveau pour les travailleurs. Nous ne serions plus des salariés de telle ou telle entreprise capitaliste, aux ordres d’un patron et de ses cadres du personnel et autres petits chefs. Nous serions des adhérents à des fédérations, des "travailleurs fédérés", tout simplement ! Nous prendrions part à la vie de notre fédération, nous assisterions à diverses réunions pour décider de l’organisation de notre travail, pour régler les conflits (qui surgissent inévitablement dans n’importe quel groupe), pour faire des bilans d’activité ou pour formuler des propositions....
Le contrat que nous passerions avec notre fédération (concernant les heures de travail, l’occupation d’un poste défini, etc.) serait alors un vrai contrat : établi à égalité avec les autres et non dicté par un "entrepreneur" sous la menace du chômage !Là encore, il nous faut préciser que nous n’y déciderions pas "unilatéralement" de nos orientations professionnelles. Comme nous l’avons dit, notre liberté est forcément une liberté sociale et l’on ne peut jamais espérer "faire exactement ce qui nous plaît", sans se soucier des problèmes collectifs. Si par exemple, en fonction de phénomènes de mode quelconque sur tels ou tels métiers, des fédérations sont en "sur-effectif’, il faudra bien qu’elles prennent des mesures, surtout si d’autres branches ont du mal à trouver de nouveaux adhérents ! Le cas échéant, la décision serait prise, après concertation entre les fédérations, de bloquer, pour un temps, les adhésions dans certains domaines professionnels. De toute manière, il ne servirait à rien que 300.000 individus exercent dans l’informatique si 200.000 suffisent pour réaliser les objectifs de production.
Autogestion et emploi
Si parler "d’emploi" rappelle peut-être trop l’organisation actuelle du salariat, nous le reprenons dans le sens où les individus auraient cette garantie de pouvoir s’employer à exercer un métier. Aucune contrainte économique ne poussant les fédérations à une aveugle logique de rentabilité à court terme, elles auraient toute latitude pour ajuster constamment l’organisation du travail aux variations de la population active (les personnes en âge de travailler) et celles de la productivité (l’efficacité que confèrent les progrès technologiques au travail).
Les travailleurs seraient seuls juges de la durée du temps de travail à effectuer, et des organismes de formation prendraient les initiatives adéquates pour rendre possible toutes les "restructurations " (alors qu’aujourd’hui, décrocher un stage "sérieux " relève du parcours du combattant !).
L’autogestion et la rotation des tâches
La non-division du travail est la condition sine qua non de l’égalité sociale et politique.
Nous entendons souvent l’objection suivante : "Qui va réclamer en priorité de travailler sur des chantiers d’immeubles, de décharger des camions, de faire du nettoyage industriel, s’il peut choisir d’occuper un poste de dessinateur, de médecin, d’architecte ou de conseiller technique ?... Vous ne trouverez personne et le système sera bloqué. ". Cet argument sous-tend deux questions différentes : un travail serait refusé soit parce qu’il est trop pénible, soit parce qu’il n’est pas assez (ou pas du tout) valorisant.
À la première question, nous répondrons qu’il n’est pas tolérable que des individus soient cantonnés, toute leur vie durant, à des travaux de forces, à des tâches répétitives, alors que d’autres se réservent les travaux les plus agréables, les plus variés, les moins fatigants, sinon, il ne servirait à rien de parler d’égalité.
Quant à la seconde question, elle reflète bien l’aliénation de notre époque ! C’est en effet le système capitaliste et méritocratique qui attribue à certaines tâches un caractère "subalterne" alors que d’autres sont socialement sur-valorisées. Dans les faits, nous savons bien qu’aucun travail n’est plus sot qu’un autre, puisque le balayage des rues est aussi indispensable que l’ingénierie industrielle. C’est une raison de plus pour montrer que l’objection ne tient pas, car dans un système où tous les travaux seraient également considérés, il n’y aurait plus cette course au prestige que nous connaissons aujourd’hui.
Nous pourrions enfin nous demander si la mise en œuvre de la rotation des tâches ne pose pas de problèmes insurmontables. Si nous la concevons de manière simpliste, en pensant qu’un individu "doit faire tous les métiers, au moins une fois", elle est une utopie irréalisable. Heureusement, à ce niveau, toutes les adaptations sont possibles : d’une part, la rotation peut s’opérer sur des mois ou des années, si le poste exige un long apprentissage et une grande expérience ; d’autre part, elle n’est pas un but en soi. Nous n’irions pas tenir une comptabilité, en mois ou en heures, avec des barèmes pour chaque travaux, de ce que font les autres ! Tout en tenant compte des contraintes, des impératifs particuliers liés aux différents métiers, l’essentiel sera que chacun prenne globalement sa part de travaux pénibles (selon, bien entendu, ses capacités physiques). Rien n’empêcherait un ingénieur ou un enseignant de se sortir périodiquement du travail théorique pour participer à des travaux de voirie ou de constructions ! Rien n’empêcherait que les individus partagent leur semaine, leur mois ou leur année entre deux emplois, l’un plus plaisant et l’autre plus monotone. Il nous semble qu’il y a là une question d’éthique incontournable.
L’organisation de la répartition
Le lien entre le travail et la consommation
Nous pensons que le fait de devoir travailler pour pouvoir consommer est quelque chose qui va de soi. Si dans la société actuelle toutes les variantes de refus du travail (absentéisme ou chômage volontaire...) sont totalement légitimes, comme manifestation d’une résistance à l’exploitation, nous
réaffirmons, une fois de plus, que nous ne sommes "contre le travail" mais contre la façon dont il est organisé par les capitalistes.
Nous en parlions dans le paragraphe sur la responsabilité et la motivation : dans une société où nous aurions la liberté de maîtriser notre travail, de le faire pour nous autant que pour les autres, il serait bien étonnant que la "fainéantise" prenne une ampleur telle que l’on aurait à s’en protéger.
Pourtant, il nous faut bien envisager des cas de ce genre. Imaginons qu’au sein de notre commune, l’un d’entre nous refuse de s’investir dans quoi que ce soit, ou qu’il s’inscrive dans un collectif de travailleurs et qu’il manque régulièrement à son poste, ou qu’il passe ses journées de travail en se fichant de la bonne marche du collectif. Et bien, après avoir tout tenté pour comprendre ce qui ne va pas, pour lui proposer d’autres arrangements, et si ces tentatives s’avèrent infructueuses, il devra assumer sa "mauvaise volonté". Nous lui dirons d’aller chercher une autre commune, un autre collectif de travail qui l’accepte !Enfin si des groupes d’individus ne veulent pas travailler dans le cadre des fédérations de la société anarchiste, parce qu’ils refuseraient, par exemple, "l’industrialisation " (à l’instar de certains écologistes d’aujourd’hui), ils seront bien évidemment libres de vivre comme ils le souhaitent. S’ils veulent se regrouper pour vivre en communauté autonome, pourquoi pas ! S’ils veulent vivre en autarcie dans la misère matérielle, en se privant de ce qu’apporte le progrès technologique, cela est leur affaire et ne regarde qu’eux.
La régulation de la consommation
On nous a posé la question des dizaines de fois : en l’absence de monnaie, et si les individus ne sont plus tenus de gérer un budget, comment éviter que les produits les plus rares, les plus beaux, les plus récents, soient pris d’assaut ? Si, dans un dépôt, on met en "libre service" tous les disques lasers du stock, il se pourrait effectivement que les premiers ne laissent rien pour les autres ! (bien qu’une société libertaire, engageant à la responsabilité, nous inciterait sans doute à adopter des comportements radicalement différents). Les fédérations de consommateurs peuvent facilement trouver des méthodes pour "réguler" l’accès des produits à leurs adhérents. Les systèmes du prêt et de la commande n’existent-ils pas déjà dans notre société ? Rien n’empêcherait de les généraliser. Toutes les nouveautés (en matériels audiovisuels, informatiques...) pourraient, dans un premier temps, être mises en prêt, afin de pouvoir servir successivement à de nombreux individus, dans l’attente de leur fabrication en grande série. Toutes les demandes particulières de produits plus ou moins spécifiques, pourraient donner lieu à des réservations. Pour ce qui est de l’alimentation, il ne serait guère difficile de prévoir une distribution mesurée et surveillée des denrées rares. Les fédérations de consommateurs chargeraient les travailleurs des dépôts de veiller à ce que personne ne fasse d’abus : si tel ou tel individu se sert chaque fois avec les meilleurs produits, le rôle des "permanents" serait de lui opposer un refus et de discuter avec lui,quitte à poser le problème lors d’une assemblée générale de l’organisme si la situation devenait conflictuelle. Mais en arriver à de telles "extrémités" serait certainement très rare.
Le logement pose sans doute des problèmes plus complexes. Deux questions doivent être soulevées : celle de la propriété et celle de la répartition proprement dite. Hostile à la propriété privée des moyens de production, nous sommes pour la propriété d’usage. Cela veut dire qu’un individu est considéré propriétaire de biens lorsqu’il les utilise pour lui-même. Ainsi, son logement devient une propriété inaliénable. Tant qu’il y habite, personne ne peut le lui reprendre sans son consentement et pour quelque motif que ce soit. Le principe de l’accumulation du patrimoine par l’héritage disparaît. Par contre, il resterait toujours la possibilité de laisser, de son vivant, un logement aux personnes de son choix, à condition qu’elles y emménagent.
Ensuite, l’œuvre constructive de la révolution sera jugée sur la capacité à fournir à chaque individu, à chaque famille, un logement disposant de tout le confort techniquement possible. Dans les zones urbaines, on devra repenser entièrement l’occupation des sols. Les quartiers résidentiels et les cités HLM, manifestation criante de l’injustice sociale, devront matériellement disparaître pour reconstruire des habitations, collectives ou individuelles, dans un souci constant d’égalité. Ce qui n’exclurait pas, au contraire, des plans "d’urbanisme" diversifiés et originaux, ayant fait l’objet de débats publics au sein des Communes. Mais, nous direz-vous, comment les Communes vont-elles gérer la répartition des résidences individuelles et des appartements en habitation collective ? Une fois de plus, il nous faut prendre les choses dans l’ordre : c’est la demande qui doit commander la production. Supposons un cas de figure : si l’ensemble de la population exprime le souhait d’un lotissement individuel, et bien l’idée de l’habitat collectif n’aura plus qu’à être purement et simplement abandonnée ! Tout dépendra des besoins et des envies exprimées par les habitants, et, durant la période où se mettra en place cette transformation, les Communes répartiront provisoirement, par la négociation, le parc de logements disponibles. Quant aux résidences les plus luxueuses, les Communes pourraient décider de les socialiser et de les transformer en résidences de villégiature, de santé, en lieux de vie etc. Toutes les solutions sont une fois de plus imaginables.
L’éducation libertaire
En parlant de l’éducation après la production et la répartition, nous ne voudrions pas laisser croire que nous la considérons moins importante. L’éducation a continuellement suscité un très fort intérêt de la part des anarchistes, conscients que la personnalité de l’individu, sa psychologie et son sens éthique commencent à se modeler dans les premières années de sa vie.
Nous définirons l’éducation libertaire en quelques grands points.
Inscrite dans l’égalité d’une société sans classes, l’éducation doit être organisée pour donner à chacun les mêmes possibilités d’accès au savoir et ce dans tous les domaines. Dans le cadre du refus de la division du travail "manuel / intellectuel", nous devons être sensibilisés et incités très tôt à toutes les formes d’activités sociales et économiques, des plus simples aux plus complexes. L’éducation libertaire rejette l’endoctrinement. Ce n’est pas en assenant un discours "anarchiste" à des "élèves", autrement dit en employant des méthodes contraires à nos fins, que les enfants et les adolescents apprendront à penser librement. Le système éducatif d’une société anarchiste leur donnera les moyens intellectuels de leur autonomie en développant au maximum leur sens critique.
Il en découle que l’école libertaire sera publique et laïque. Non pas une laïcité d’État mais une laïcité garantissant une liberté d’initiative tous azimuts. Si l’éducation ne peut être laissée à des religieux ou à des sectes, l’école doit être un espace où l’on étudie et où l’on débat de toutes les questions, où l’on apprend à réfléchir et à argumenter, à construire ses idées personnelles. S’il ne sera pas permis à des professeurs "d’enseigner une religion" (ou "d’enseigner" le fascisme !), les programmes seront conçus pour passer au crible les discours théologiques et idéologiques afin de comprendre leurs tenants et leurs aboutissants. Un débat ouvert sur la société intègre forcément l’intégralité des interrogations philosophiques, scientifiques et politiques.
L’accès au savoir ne doit pas être limité à une tranche d’âge : tout adulte doit pouvoir choisir des temps d’études, la durée de ces périodes étant fixée par les Fédérations de l’Education (en fonction de leurs moyens).
L’organisation des systèmes éducatifs doit associer les travailleurs de l’éducation, les jeunes et, dans une certaine mesure, les parents. Bien entendu nous ne pouvons présager ici de ce que seraient les relations parents-enfants dans une société libertaire. L’émancipation des jeunes des tutelles parentales impliquerait qu’ils assument le plus tôt possible leur indépendance. Selon nous, la socialisation des individus ne passe pas forcément par la famille, même "non-autoritaire". Si tout enfant a besoin de repères, de "référents", l’instauration d’une société libertaire oblige à une réflexion nouvelle sur "l’autorité parentale".
L’information
L’information, dans une société autogestionnaire, aurait une importance capitale. Être informé est la première condition pour que les populations opèrent des choix politiques en toute connaissance de cause. Aujourd’hui, les médias nous abreuvent de faits d’actualité, mais les informations sur la gestion des entreprises ne sont pas accessibles. Les comptabilités publiques sont, de par leur complexité, inutilisables par le commun des mortels ! Le système de dominance actuel a d’ailleurs intérêt à augmenter cette complexité pour justifier l’existence d’une élite qui, elle, "sait" (ou feint de "savoir ?) ce qui se cache derrière les multiples graphiques et équations économiques ! Il nous faut distinguer deux types d’informations : les informations de caractère "professionnel" et celles relatives aux actualités politiques, culturelles, etc.
Les Fédérations informeraient leurs adhérents et la population du bilan de leurs activités. Elles rendraient compte de leurs problèmes, des différentes innovations technologiques, des nouveaux investissements envisagés (en moyens techniques et humains) ou des relations qu’elles entretiennent. Elles présenteraient aux consommateurs les produits fabriqués, leur mode de diffusion, leur qualité etc. (ce qui remplacerait la publicité marchande qui désinforme le public plus qu’elle ne l’informe).
Les médias de l’audiovisuel, de la radio et de la presse écrite, seront l’œuvre de communes, de régions, de regroupements particuliers, selon toutes les affinités possibles. Étant donné l’absence de monnaie, les médias de la presse écrite ne pourront pas vendre leurs publications Ces dernières seront forcément gratuites. "Mais alors, nous demanderez-vous, s’il n’y a plus la sanction du marché, comment seront déterminées les quantités de tirages ?". C’est une nouvelle fois, la demande exprimée par les individus (et retransmise par les Communes) ou les statistiques sur l’écoulement des titres dans les dépôts de distribution, qui fourniront les indications nécessaires aux organismes éditeurs. Ils auront pour mission d’imprimer un ensemble de titres, dans les proportions définies par les Communes. S’ils ne peuvent publier tous les titres, ils s’engageront à fournir les matériels et les matières premières pour que les associations aient les moyens de s’auto éditer (la répartition des moyens techniques sera évidemment faite dans la mesure des possibilités, des stocks de papier disponibles...). En fin de compte, la seule limite à l’édition sera "physique" : les quantités de papier et la capacité productive des imprimeries. Et les petites associations y trouveront un immense avantage car elles ne seront plus handicapées par le sacro-saint "seuil d’autofinancement". Dans l’audiovisuel, le but sera aussi de garantir une "production" grandement diversifiée. Cela n’exclut pas l’existence de grandes "chaînes", organisées comme les autres structures sociales sur la base de l’autogestion, avec une part des émissions conçues et animées par des professionnels. En effet, les métiers de l’animation et du journalisme ne s’improvisent pas, du moins si l’on veut conserver une certaine exigence de qualité. Comme dans la presse, les fédérations des métiers de l’audiovisuel mettront les moyens adéquats à disposition de groupements associatifs.
La gestion des conflits
La société libertaire ne serait pas une société "idéale", sans conflits, et ces conflits n’auraient pas tous la même envergure et la même gravité. Les conflits au sein d’un collectif de travail ou d’une fédération ne posent pas de problèmes particuliers : c’est aux travailleurs de ces collectifs d’établir leurs règles de fonctionnement. Le contrat, en cas de non-respect des clauses, peut être rompu. Libre alors à chaque individu et groupe d’individus de se positionner dans d’autres collectifs de travail si des problèmes "d’incompatibilités d’humeurs" s’avèrent insolubles. Les divergences entre deux fédérations (sur un plan de travail, sur des livraisons, sur une occupation des sols...) peuvent être réglées par la négociation. Au besoin, les deux fédérations en appelleraient à une commission inter-fédérale de conciliation.
La démocratie directe par la voie du suffrage peut se pratiquer tant que les enjeux liés à des choix de gestion ne suscitent pas d’opposition politique réelle et tant que l’unanimité n’est pas nécessaire à la cohésion sociale. Il n’y aurait pas de quoi épiloguer des mois pour décider si telle rue va devenir piétonne, si un quartier doit être rénové ou si l’on doit, dans l’unité de production où l’on travaille, réorganiser des postes ! De la même façon, l’absence d’unanimité entre des fédérations régionales ne doit pas bloquer pendant des années la construction d’un axe routier... Après une information et un débat ces questions peuvent donc être tranchées par un vote des mandatés fédéraux ou par référendum.
De plus, les procédés de vote pourraient varier selon l’importance relative des problèmes. Pour les décisions de moindre importance, la majorité simple suffirait. Dans d’autres cas (par exemple : le déplacement d’un site d’une unité de production entraînant une réorganisation de l’activité professionnelle pour les travailleurs de ce site) on pourrait appliquer la majorité des trois quarts ou des deux tiers ; autant de modalités devant être définies par les Fédérations.
Des conflits plus sérieux, d’ordre politique, peuvent se poser. Ce serait le cas de divergences portant sur le choix de société. Prenons un cas de figure théorique : la question de la production et de la circulation automobile. Il serait bien évidemment de l’intérêt de tous de développer au maximum les transports collectifs, plus économiques en énergie et plus "intelligents" car plus "rationnels". Toutefois, il n’est pas difficile d’imaginer des désaccords sur ce point. Certains seraient radicalement "contre l’automobile ", au nom d’un "anti-productivisme" rétrograde, alors que d’autres seraient partisans de conserver une production importante de véhicules et de confortables infrastructures routières et surtout autoroutières. Comment régler la question lorsque qu’un blocage de ce type peut mener jusqu’à des affrontements ? Et lorsqu’on voit la détermination d’une frange de nos "écolos" d’aujourd’hui, on ne peut douter que la question des autoroutes, qui pour nous ne justifierait au fond aucune "dramatisation", sera prise très au sérieux ! Il n’y a pas ici de "remèdes miracles" : que la majorité impose son choix à la minorité ou que cette dernière puisse opposer un droit de veto, dans les deux cas, une partie de la population se fait léser. La seule solution reste la recherche maximale du consensus : cela passe par une information complète des individus sur les sujets en question, des débats, une disposition des fédérations pour la diplomatie. On peut en effet penser qu’en y consacrant le temps qu’il faut une solution de compromis pourrait être trouvée.
Ceci dit n’oublions pas qu’aucun mode de prise de décision ne peut concilier des choix qui ne sont pas conciliables, et rendre inutile le militantisme d’opposition. L’important est que ces oppositions s’expriment par des arguments et non par la violence physique.
Nous aurions pu prendre des exemples plus sérieux : des collectivités religieuses pourraient revendiquer la mainmise sur l’éducation de leurs enfants. D’autres réactionnaires pourraient lutter en faveur d’un retour à "l’ordre ancien", à l’autoritarisme, à l’économie marchande. Face à ces contestations, nous ne devrons employer ni la répression ni la censure ; comme le système libertaire sera jugé sur pièces, il faudra faire en sorte qu’il fonctionne suffisamment bien pour couper ces mouvements de toutes bases sociales.
En tout état de cause, si le mode de règlement des conflits en société anarchiste ne peut être parfait, la plus magnifique des victoires serait d’en avoir fini avec la barbarie guerrière, avec ces gouvernements et machineries politico-militaires qui enrégimentent les foules dans de sinistres farces patriotiques et sanglantes ; et c’est bien cette possibilité que nous offrirait une société débarrassée des États, où les différentes régions du monde seraient fédérées dans une union mondialiste et où le désarmement serait la règle.
Après ces conflits de nature "collective" , nous devons aborder ceux de type inter-individuel : les agressions, les vols, les crimes... Pour poser correctement le problème, nous savons que la "délinquance" est, dans sa quasi intégralité, le résultat d’une société inégalitaire et de l’oppression. Plus de 80% des individus emprisonnés le sont pour des raisons économiques : "voleurs", "escrocs", "dealers". La monnaie n’est pas "la cause" du vol mais elle le facilite grandement, justement parce que l’argent n’a pas d’odeur. Sans la monnaie, nous pourrions déjà éviter toute incitation à la fraude, à l’escroquerie, au cambriolage. Sans la frustration économique générée par le modèle de la consommation de masse et la misère, on peut supposer, sans risquer d’être utopistes, que les actes d’agression et de vol pour ces motifs financiers ne se poseraient plus.
Par contre, aucune société, aussi juste et égalitaire soit-elle, ne pourra complètement éradiquer les agressions sexuelles ou les crimes passionnels. Si l’on ne peut penser qu’en société anarchiste, "tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes ", on peut espérer réduire drastiquement le nombre des agressions et des crimes de ce genre. En effet les relations entre les individus ne sont pas indépendantes de l’organisation sociale. Quand sont affirmées, et pratiquées dans les faits, l’égalité et la liberté sociale, ces relations, basées aujourd’hui sur les modèles de domination, de possession et de jalousie, changeraient forcément de nature. Les mutations dans les rapports affectifs toucheraient d’abord la vieille institution de la "famille" : certains voudraient, dans ces années de "crises", nous la présenter comme la cellule de base, le "cocon" premier ; grâce auquel l’individu se construit ! C’est pourtant l’inverse : la famille réduit le nombre des repères de l’individu, restreint son champ de socialisation, lui inculque finalement, dès le plus jeune âge, les notions d’obéissance et surtout d’exclusivité, c’est-à-dire de fidélité. Cette éducation se traduit ultérieurement par les sentiments de jalousie et de possession maladive. En provoquant une révolution culturelle, la révolution sociale modifierait profondément les "savoir-être".
Cependant, face aux individus, même en nombre moindre, qui représenteraient toujours un danger pour autrui, comment devrait procéder la société anarchiste ? Nous ne pouvons accepter ni la justice "spontanée" des foules, avec ses méthodes expéditives - le "lynchage" de l’accusé(e) - ni l’institution judiciaire, supposant un appareil de contrôle et une police. Nous pensons que l’organisation sociale fédérative doit dans ce cas aussi, se doter de structures "autogestionnaire " : ce sera aux communes de mandater, non pas des "juges " tout puissants, mais des commissions, chargées d’enquêter sur les faits, et, éventuellement, d’assurer un suivi social de tel ou tel individu reconnu "coupable". C’est seulement si la personne n’est plus maître de ses actes que la Commune peut décider de la placer dans une structure de soins. L’essentiel étant pour ne pas reproduire les hôpitaux psychiatriques et les prisons de notre époque, de garantir un contrôle collectif et la totale transparence des procédures. Il n’y aurait donc plus de jugement définitif et chaque action de sanction (dont le nombre serait, rappelons-le, finalement extrêmement réduit) prendrait la forme d’un questionnement sur les causes de ces "déviances ". Car la société libertaire ne saurait "juger" sans se remettre en cause : si un individu a été violent envers sa compagne ou son enfant, c’est qu’il subsiste une frustration et que les modèles de rapports affectifs entre les individus doivent être de nouveau l’objet d’un débat collectif.
Le projet que nous venons d’exposer donne un sens à notre action dans les différentes luttes que nous essayons d’impulser. Il structure nos premiers refus et propose une suite à notre condamnation des systèmes de domination.
Reste à expliquer ce qu’est notre pratique révolutionnaire, quelles formes de luttes nous devons mettre en place, quels sont les moyens à employer pour parvenir à nos fins.
La révolution
Les intérêts des exploiteurs étant inconciliables avec ceux des exploités, les conflits sociaux sont la permanente expression de la lutte de classes, et la révolution en est le possible aboutissement. Nous n’envisageons pas la révolution comme un "grand soir". Nous savons très bien que rien ne se fait "par magie" du jour au lendemain. La révolution est un long processus. C’est au fur et à mesure du développement d’un mouvement social qu’elle se construit. De la dynamique des luttes naissent de nouvelles prises de conscience ; des expériences et des débats au sein de ce mouvement émergent des projets d’alternatives sociales.
C’est lorsque le rapport de force entre exploiteurs et exploités bascule en faveur des seconds que se produit la rupture : lorsque les salariés déclenchent une grève générale et commencent à exproprier les patrons, à faire fonctionner les entreprises et les services publics pour leur compte collectif.
La grève générale expropriatrice est en effet l’étape "pivot" du processus révolutionnaire. Dès que se produit cette rupture, il faut continuer sur la voie de l’auto-organisation, de l’autogestion et du fédéralisme. Les organisations de lutte, dont se sera doté le mouvement social au cours des années antérieures, seront les outils de cette réorganisation.
Les syndicats, les associations de quartiers, les diverses associations et organisations politiques anarchistes fourniront les premières structures d’autogestion afin de coordonner au plus vite les services publics, la production des biens et leur répartition.
Enfin, aucune "chasse aux sorcières" ne devra être pratiquée : un individu qui aura précédemment été flic, curé, ou patron, s’il accepte les principes de la nouvelle société, sera reconnu l’égal des autres. Il ne pourra lui être tenu rigueur de son ancienne positon sociale, ceci afin d’éviter des "tribunaux révolutionnaires " de sinistre mémoire.
Révolution et violence
La plupart du temps, l’idée de la révolution déclenche une peur, celle de la violence. Or la violence n’est-elle pas déjà présente dans les rapports sociaux du système capitaliste et étatiste ? Des guerres entre États jusqu’au quotidien des salariés, la violence physique et psychologique est là. Alors oui, la révolution sera forcément confrontée à ce problème. On ne peut imaginer la bourgeoisie et la classe politique se laisser déposséder de leurs biens et de leur pouvoir sans réagir. Aujourd’hui même, ils s’attellent à mater les révoltes : les Renseignements Généraux de la police fichent les éléments "subversifs ", les milices patronales chargent les piquets de grèves, des entreprises de gardiennage louent leurs services à des propriétaires pour expulser des squatters... Dès que l’État et le patronat se sentiront menacés dans leur existence, ils emploieront tous les moyens de répression à leur disposition.
Face à cette réaction du Pouvoir, le mouvement révolutionnaire devra s’organiser pour sa défense. Il faut cependant veiller à ce que cette violence défensive soit assumée et contrôlée collectivement afin d’éviter que certains ne soient tentés d’en faire une stratégie en tant que telle (en se constituant en groupes ou en "branches armées ").
En un mot : aucune apologie de la violence n’est acceptable car nous la haïssons plus que tout. Néanmoins, aucun renversement de l’ordre actuel ne pourra se faire d’une façon totalement pacifique. Le mouvement révolutionnaire doit par conséquent la prévoir, sans perdre son objectif fondamental : l’expropriation des exploiteurs, le démantèlement de l’État et la mise en place immédiate d’une organisation sociale fédéraliste et autogestionnaire.
Finalement, la question que l’on nous pose fréquemment est bien de savoir si "le jeu en vaut la chandelle" : le risque que représente la tentative d’une révolution n’est-il pas trop grand ? Et au lieu de s’engager dans une telle aventure dont nous pourrions ressortir brisés, ne vaudrait-il pas mieux se contenter de victoires et d’avancées partielles ? En d’autres termes, ne devrions-nous pas abandonner l’ambition révolutionnaire au profit d’une forme de "réformisme radical", c’est-à-dire se contenter des luttes sociales pour faire reculer peu à peu la domination ?.
Le problème ne se pose pas ainsi. D’abord, il y a des moments dans l’histoire où le mouvement social, se trouvant en position de force, représente un danger inacceptable pour le Pouvoir. Ce n’est donc pas le mouvement social qui choisit forcément l’instant de la confrontation. Ensuite, les révolutions ou les mouvements insurrectionnels ne se font pas "sur commande ". Ce sont des "lames de fond" et non des produits de décisions purement rationnelles. Mai 68 n’était prévu par personne, pas plus que l’ampleur prise, il y a quinze ans, pas le mouvement des squats en Hollande. Enfin la peur de passer le "point de non-retour" est souvent ce qui a bloqué les mouvements sociaux (la première illustration de ce phénomène fut la "paralysie" des esclaves révoltés de Spartacus devant Rome) et l’on constate que ces hésitations ont eu des conséquences plus catastrophiques que les tentatives révolutionnaires affirmées dans des contextes trop défavorables. Tout ceci pour dire que la très grande part de spontanéité des phénomènes révolutionnaires nous interdit de penser à les "programmer". Aucune organisation, aucun parti ne peut prétendre déclencher une révolution ou en retarder l’échéance. Par contre, nous la souhaitons car elle est le seul moyen de mettre fin au système actuel et à ses violences. Nous agissons pour lui donner toutes les chances de réussite et quand une tentative de ce type se produit, notre rôle doit consister à ce qu’elle soit la plus constructive possible, à être prêts à contrer les oppositions des partis contre-révolutionnaires et la réaction de l’État. Si le risque est effectivement grand, il est encore plus dangereux de faire comme si nous pouvions vivre tranquillement sans subir les coups de l’organisation sociale autoritaire. Si une partie d’entre nous peut toujours s’en sortir par la "démerde individuelle", la soumission ne mène fatalement qu’à plus de misère. Si les luttes sociales reprennent, elles déboucheront tôt ou tard sur de nouveaux affrontements d’envergure contre la bourgeoisie. À nous de faire en sorte que ces affrontements ne se produisent pas en pure perte, qu’ils ne soient pas des soubresauts pour retomber ensuite dans une société toujours aussi inégalitaire et destructrice des individus, mais que nous franchissions le pas pour conquérir notre totale liberté.
Contre l’autoritarisme révolutionnaire
L’image de la révolution a lourdement pâti des exactions et des crimes commis par les révolutionnaires autoritaires. Sous la Révolution française en 1793, la Terreur est mise à l’ordre du jour sous la pression des sans-culottes qui voient en elle la possibilité de démasquer les accapareurs et les "ennemis de l’intérieur". Tout d’abord tournée contre les modérés (girondins, dantonistes...) elle se retournera ensuite contre le mouvement égalitariste, contre les sans-culottes, les enragés et les clubs populaires, en se révélant comme l’outil d’un pouvoir ennemi de la révolution sociale. La révolution bolchevique en Russie, la révolution chinoise et autres révolutions dites "socialistes", sans exception, n’ont fait qu’instaurer la dictature de bureaucraties, d’un capitalisme d’État qui exploitait et opprimait l’immense majorité. Les pratiques autogestionnaires et les aspirations à l’auto-organisation furent canalisées puis détruites systématiquement par les nouvelles classes dirigeantes qui s’évertuèrent à réprimer tout ce qui n’était pas conforme à leur "ligne", pour préserver leur pouvoir et leurs intérêts de classe.
La révolution anarchiste doit adopter des pratiques conformes à ses fins et c’est pourquoi nous rejetons les préceptes du marxisme-léninisme et du trotskisme : l’avant-gardisme, l’idée "d’étape transitoire", la "dictature du prolétariat".
À première vue, il semblerait que marxistes et anarchistes soient d’accord sur la disparition de l’État. Dans un texte intitulé L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Engels écrit : "Avec la disparition des classes sociales disparaîtra inéluctablement l’État. La société qui réorganisera la production sur la base de l’association libre et égale des producteurs, reléguera la machine d’État à la place qui lui convient : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze ". Marx, de son côté a été fort peu prolixe sur la "future société".
Mais lorsqu’on aborde la question de la "transition", notre point de vue devient inconciliable avec celui des marxistes-léninistes. Pour ces derniers, le passage au socialisme s’effectue via la dictature du prolétariat et l’instauration d’un "État ouvrier" : "Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour centraliser tous les instruments de production dans les mains de l’État, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante " (Manifeste du parti communiste, 1848). Pour Lénine, "il est nécessaire d’utiliser provisoirement les instruments, les moyens et les procédés du pouvoir de l’État contre les exploiteurs, de même que pour la suppression des classes, la dictature provisoire de la classe opprimée est indispensable ".
Soyons sérieux : premièrement la "dictature du prolétariat" est un non-sens. Le prolétariat est ce qu’il est parce qu’il est exploité et dominé. Si ce n’est plus le cas, il n’existe plus. Et s’il n’existe plus, comment pourrait-il exercer sa "dictature " et sur qui ? Pour nous, une telle rhétorique n’est que le prétexte pour justifier la dictature pure et simple du Parti unique ! Deuxièmement, un État ne peut dépérir de lui-même. Au contraire, il fait tout pour rester debout et se renforcer ! Le stalinisme n’était donc pas la "dégénérescence d’un État ouvrier" (pour reprendre les mots des trotskistes) mais la suite sinistre et logique de la prise de pouvoir bolchevique. La seule période transitoire que nous reconnaissons est celle durant laquelle se travaille la perspective révolutionnaire, et, après la rupture, celle où les nouvelles structures fédéralistes et autogestionnaires se mettent en place et prennent leurs marques.
Par ailleurs, les résultats obtenus étant conditionnés par les méthodes employées, nous affirmons que la fin ne justifie pas les moyens mais qu’elle y est contenue. L’avant-gardisme, qui correspond au rôle dirigeant d’une "élite auto-proclamée" sur la "masse", est contre-révolutionnaire par essence.
Aucune formation idéologique, aucune organisation ne pourra émanciper les individus en leur imposant l’obéissance, en les dirigeant. Cette vision des choses conduit au résultat inverse : elle tue toute liberté, fait naître de nouveaux chefs, pires que les précédents !Notre émancipation ne pourra se faire que par notre propre action, directe, c’est-à-dire sans charger quiconque de nous conduire, de nous guider ! Au concept d’avant-garde, nous opposons ceux de "forces d’influences" et de "minorités agissantes". Selon les contextes, il existe en permanence des individus, des groupes, des organisations qui prennent des initiatives, qui jouent, à un moment donné, des rôles d’instigateurs, de catalyseurs.
C’est dans ce sens que les organisations anarchistes spécifiques sont indispensables à la construction et à la politisation d’un mouvement social révolutionnaire. C’est aux militant(e)s anarchistes de se regrouper pour constituer un pôle d’influence : pour convaincre, pour apporter critiques, analyses et propositions anarchistes, pour défendre les principes d’auto-organisation, pour impulser des luttes sur les bases de la révolution sociale... Mais ces organisations ne peuvent et ne doivent prétendre à l’encadrement ou à la direction de ces mouvements.
Contre le réformisme et l’électoralisme
Comme nous l’avons dit plus haut, l’État n’est pas un outil neutre. Le conquérir pour tenter de mener une politique plus juste, pour, en quelque sorte, tenter "d’humaniser" le capitalisme est une véritable utopie. Aucun gouvernement de "gauche" ne pourra tenir ses promesses, tout simplement parce qu’en acceptant les règles du jeu de l’économie de marché et de la propriété privée des moyens de production, il sera contraint de faire la politique correspondant aux intérêts des véritables détenteurs du pouvoir : les patrons d’industrie, les groupes financiers, les multinationales. Voilà pourquoi la politique de gauche est un mythe.
Nous présenter aux élections pour tenter d’être élus n’est donc pas notre combat. La seule chose qui compte, c’est le rapport de force que seront capables d’établir les exploités, face aux patrons et aux gouvernants. L’abstention aux élections municipales, régionales, législatives ou présidentielles est un leitmotiv du mouvement anarchiste. L’abstention est l’expression d’un refus : celui de se prêter à la mascarade des partis démocrates. Nous y ajoutons immédiatement un distinguo capital : l’abstentionnisme du "pêcheur à la ligne" est tout aussi dangereux que l’acte du citoyen qui, se croyant "responsable’, met un bulletin de vote dans une urne, en signant l’arrêt de mort de son propre pouvoir politique. Notre abstentionnisme n’a rien d’un acte passif : il est un moyen d’intervenir en dénonçant la "politique-spectacle" et en affirmant la nécessité d’une prise de conscience du prolétariat.
Il n’est pas rare que l’on nous reproche cette tactique, en nous accusant de "faire le jeu de la droite, voire de l’extrême droite". En 1981, il fallait "donner sa chance à la gauche", et puis on verrait.. Depuis, on a vu ! Bien sûr, il restera toujours les indécrottables pour nous certifier "qu’avec la droite, la situation aurait été encore pire". Ce raisonnement du "moindre mal" peut mener loin, très loin ! Si loin que l’on a pu entendre, en 1995, de lamentables dialogues entre partisans de la gauche, certains se demandant si un "Chirac social" ne valait pas mieux qu’un "Balladur qui avait fait confiance à Pasqua..." !. On atteint ici les sommets de la politique de comptoir ! Reste l’argument "choc " :"En ne votant pas, vous favorisez la progression de l’extrême droite ! ". Notre réponse est claire : l’histoire nous a suffisamment montré que les démocraties n’ont jamais pu (ou voulu) barrer la route au fascisme. En Espagne, en 1936, vaincu dans les urnes, le fascisme, cinq mois plus tard, rejaillissait avec d’autant plus de force dans la rue. Et puis, s’il faut parler de "ceux qui font le jeu du FN", parlons-en ! À ceux et celles qui ont la mémoire courte, rappelons juste quelques faits, afin de montrer combien la gauche, historique et actuelle, s’est employée à pérenniser un système et des méthodes, qui, de fait, constituèrent un terreau fertile au fascisme : ae sont les élus socialistes du Front Populaire qui en 1940 votèrent les pleins pouvoirs à Pétain (excepté trente-six d’entre eux). C’est la gauche socialiste qui laissa la Révolution espagnole se faire écraser, en refusant de lui vendre des armes. C’est encore elle qui enferma les réfugiés espagnols dans des camps de concentration avant de les livrer aux fascistes. C’est le socialiste Jules Moch qui a inventé, en mars 1948, les CRS. C’est le général Bigeard, spécialiste de la torture, celui qui envoyait des camions pour ramasser les morts d’interrogatoires qu’on jetait à la mer qui déclarait en 1981, à propos de la victoire de la gauche :"Vous savez, ça ne me gêne pas. J’ai fait deux guerres coloniales. Toutes sous régime socialiste " . C’est Mitterrand qui parla, avant les élections présidentielles de 1988, de "seuil de tolérance" au sujet de l’immigration. C’est bien Fabius qui déclara : "Le Pen pose les bonnes questions mais apporte les mauvaises réponses " (quelles bonnes questions pose Le Pen ? Aucune !) ; c’est bien la gauche qui multiplia les camps de rétention pour les clandestins, alors qu’il n’en existait qu’un seul sous Giscard !... Alors, que les électeurs et électrices de gauche n’essaient pas de donner des leçons aux anarchistes sur ce sujet ! Si c’était être naïf que de voter à gauche en 1981, c’est aujourd’hui être masochiste !
L’implication dans les luttes sociales
La politisation des revendications
Les anarchistes apparaissent parfois tellement radicaux que certains les imaginent indifférents aux luttes sociales ; plus exactement, une logique du "tout ou rien" les éloignerait des combats de "terrain". C’est là bien méconnaître l’histoire et l’actualité du mouvement ! En décidant d’entrer dans les syndicats dans les années 1890, les anarchistes marquèrent profondément le syndicalisme ouvrier pour en faire, dans les années qui précédèrent la Grande Guerre, en France comme dans les autres pays latins, une puissance avec laquelle durent compter la bourgeoisie, les gouvernements et les politiciens sociaux-démocrates.
Aujourd’hui, nous ne concevons pas notre militantisme sans un investissement dans les luttes quotidiennes. Ceux ou celles qui se contenteraient de prêcher "la bonne parole" sont bien éloigné(e)s de notre anarchisme social.
Ceci étant réaffirmé, il faut comprendre sur quelles bases politiques nous nous impliquons dans les luttes revendicatives. Quand nous réagissons contre les conditions de vie qui nous sont faites, contre les actes d’oppression de l’État et les conséquences de l’exploitation du capitalisme, nous sommes amenés, disons de manière "spontanée", à revendiquer.
Mais la question des revendications est plus complexe qu’elle n’y parait. Nous voyons, dans un premier temps, que nombre d’entre elles sont autant de "réactions" immédiates, émanant de refus élémentaires.
La première chose à faire si l’on veut s’opposer à l’exploitation d’un patron, c’est bien évidemment d’exiger des augmentations de salaires, de meilleures conditions de travail et la réduction du temps de travail. Alors que l’intérêt du patronat est de nous payer toujours moins en nous obligeant à travailler toujours plus vite et/ou plus longtemps, ces luttes peuvent s’inscrire dans une dynamique de contestation globale du système. Nous disons "elles peuvent", car cela n’a rien d’automatique. Et l’on comprend ici que les revendications, en elles-mêmes, ont des implications politiques bien différentes selon le sens qu’on leur donne et les buts qu’on leur associe.
Expliquons-nous : si l’on reprend l’exemple de l’augmentation de salaire, deux types de discours (au moins) sont possibles.
Les grandes centrales syndicales réformistes dénoncent en permanence (et encore !) l’insuffisance des revenus, affirment qu’il faut limiter les inégalités, mettre en oeuvre une politique économique plus juste. etc. Dans le même temps, elles feront tout pour vous empêcher d’aller plus loin. Pour elles, il ne peut pas être question de vouloir s’attaquer à l’existence même du patronat. Le but associé à la revendication reste un simple aménagement du salariat et donc du capitalisme. Dans les faits, nous savons que ce réformisme a mené à de continuels replis et à de perpétuels désenchantements.
L’autre discours, celui dont nous sommes partisans, consiste à dire, chaque fois que l’occasion nous en est donnée : "Effectivement. nous devons contrer, dans l’immédiat, les intérêts des patrons. Revendiquer l’amélioration constante des conditions de travail, agir autant de fois que possible pour augmenter le prix de notre travail, c’est maintenir la pression contre nos exploiteurs, c’est lutter pied à pied contre eux. Mais le but que nous poursuivons n’est pas le "compromis ". Tant que le salariat existera, il y aura exploitation et inégalités. Notre but est donc que les salariés s’organisent pour abolir ce système ". À nous ensuite d’expliquer notre projet sociétaire. Telle est la façon dont nous concevons la politisation d’une revendication "immédiate".
Contre les manipulations idéologiques
S’impliquer dans les luttes sociales, c’est aussi dénoncer toutes les désinformations, toutes les manipulations idéologiques. Prenons de nouveau quelques exemples.
Le "trou" de la sécurité sociale.
Si, sur votre lieu de travail, vous pouvez démontrer chiffres à l’appui, que le fameux "trou de la Sécu" dont les médias nous rabâchent tant les oreilles n’existe pas, vous aurez certainement l’attention de votre auditoire, tellement ceux qui dénoncent ce bluff sont rares. Pourtant les chiffres ne sont pas secrets, tout le monde peut y avoir accès. Et ils nous apprennent des choses intéressantes ! On s’aperçoit que le déficit consiste avant tout en des factures impayées. Les 56,4 milliards de "trou" de 1993 se décomposent comme suit : 35,9 milliards impayés par le patronat et 9,2 milliards impayés par l’État. À cela se rajoutent 19,1 milliards de prise en charge par le régime général des déficits des autres régimes vieillesse (militaires, exploitants agricoles, artisans et commerçants...). Au total 67,6 milliards de francs de charges indues, sans lesquelles le régime général aurait été excédentaire de plus de 10 milliards de francs ! Cela n’est encore rien en comparaison de ce que nous coûtent les trusts pharmaceutiques avec des médicaments vendus dix fois leur prix !Et puis, vu l’ampleur des inégalités économiques dans la répartition des salaires, des revenus et des patrimoines, parler de déficit de la Sécu est définitivement inadmissible.
Sachez que si l’on prend les deux millions de ménages les plus riches, l’équivalent de leurs privilèges se chiffre, ne serait-ce qu’en terme de revenus, à plus de 800 milliards de francs par an (ce chiffre représente la différence entre le revenu réel de ces ménages et le revenu moyen, estimation établie d’après les données sociales de l’INSEE... et il ne s’agit là que d’un calcul des revenus déclarés au fisc !). Que sont en comparaison, les quelques 60 milliards qui "manqueraient" à la Sécu ?Le déficit invoqué n’est qu’un moyen pour justifier la transformation du besoin de santé en un marché ouvert à l’appétit de profits de grands groupes financiers !
La "lutte contre l’exclusion"
La "lutte contre l’exclusion" fait l’objet d’un vaste consensus : on voit même des patrons se "mobiliser" sur le sujet et nous vanter les mérites de l’entreprise citoyenne".
Cela devrait suffire à nous faire pressentir le piège...
Idéologiquement, "l’exclusion " est une notion falsificatrice. Nous n’allons pas nier que des individus sont, en grand nombre, "exclus " durablement du monde du travail, cela est un fait. Or, si l’on suit cette idée, on pourrait dire que toute inégalité est une forme "d’exclusion ", donc que le capitalisme marche a coup d’exclusion...
Le modèle de "l’exclusion" (avec le concept de société "duale") ne fait pas simplement référence aux inégalités et aux privations. De façon plus perverse, il a l’immense avantage de masquer la réalité de l’exploitation.
Cette nouvelle représentation de l’univers social envoie la lutte des classes aux oubliettes au profit d’une nouvelle frontière qui sépare la majorité des "indus" d’une minorité "d’exclus". Elle présuppose implicitement l’homogénéité des premiers ou, du moins, minimise les contradictions d’intérêts à l’œuvre dans le "ventre" de la société. Par ce jeu de langage, le pouvoir tente d’opposer une "catégorie" d’exploités à une autre. Les salariés embauchés sont qualifiés de "privilégiés" par rapport à ceux qui sont au chômage, au RMI ; précaires ou "sans domicile fixe".
L’action sociale et caritative
Avec la paupérisation d’une partie croissante de la population, l’action sociale est devenue l’argument de vente des partis. Cette action sociale est une véritable gestion de la misère : on fait des logements "pour les pauvres ", des architectes inventent la "borne de survie " pour les SDF et des mairies se mettent à éditer des "guides" à leur intention ! Avec le RMI, la charité (bien ordonnée !) est devenue, en 1984, une affaire d’État Les crédules de gauche y verront un formidable "progrès social". Pour nous, le RMI banalise le statut de "miséreux " : loin d’être un "progrès" il installe durablement dans la misère des centaines de milliers d’individus qui ne pourront plus (ou très difficilement) sortir de ce système.
Les associations caritatives se multiplient et les bonnes âmes nous disent : "N’allez surtout pas critiquer cela ! Vous ne pouvez pas dire que ça ne sert à rien" ! Est-ce bien comme cela qu’il faut aborder les choses ? Ce n’est certainement pas aux anarchistes que l’on pourra reprocher de ne pas pratiquer l’entraide et la solidarité. Seulement à la différence des associations et organisations caritatives et humanitaires, nous affirmons que la solidarité ne peut être séparée de la lutte politique et sociale. La solidarité doit s’exercer dans la lutte car c’est cette dernière qui doit primer. C’est une question de choix : on peut toujours décider dans un élan de grande générosité de s’occuper des personnes en difficulté, mais ces efforts seront fournis en pure perte si aucune dynamique de résistance ne se crée ! À en croire leurs gestionnaires, les "restos du cœur" seraient l’œuvre du siècle. Récemment, ils fêtaient dans la joie leurs dix années d’existence. Quelle magnifique victoire ! Ces dix années sont au contraire la preuve que ce genre d’initiative est totalement incapable de changer quoi que ce soit. Qu’ont-ils donc fait en dix ans pour s’attaquer aux causes de la misère, ou de "l’exclusion" comme ils disent ? Qu’ont-ils donc fait en dix ans, à part jouer objectivement le jeu des dominants, en s’attelant à "gommer" les manifestations trop évidentes de la grande pauvreté ? Les bénévoles de ces associations, qui croient sincèrement se rendre utiles, auraient mieux fait de réfléchir à des actions plus offensives et forcément plus politiques, ce qui, par ailleurs, n’aurait pas été contradictoire avec la pratique de l’entraide !Les humanitaires ont cru pouvoir donner des leçons aux militants politiques, en se vantant de leur pragmatisme et de leur sens du "concret". Malheureusement pour eux, ils n’ont pas a être fiers de leur bilan ! La banalisation de l’action sociale n’a même pas empêché que se mettent en place les plus abjectes "chasses aux pauvres". Faut-il s’en étonner ? Le système "d’encadrement des exclus" semble si bien huilé que nombre de politiciens, toutes tendances confondues, s’autorisent maintenant à déclarer "la manche" intolérable : on l’a vu cet été 1995 à Pau (mairie socialiste), Tarbes (communiste), La Rochelle (Michel Crépeau, radical de gauche), Valence (Ah, mairie de droite !), Toulon (FN). Dans leur logique, puisque tout est fait pour "la réinsertion" ou pour assurer du moins un "minimum vital ", ceux qui restent dans la rue n’ont pas d’excuse. Et voilà les "zonards" et les "SDF" culpabilisés et criminalisés aux yeux des "honnêtes citoyens " !
La "défense de 1’emploi"
Au nom de la "défense de l’emploi" , on va tenter de nous faire avaler les plus grosses couleuvres comme la généralisation des petits boulots (pudiquement appelés "emplois de proximité") ; les cadeaux au patronat vont se multiplier sous forme de primes et d’exonérations de charges...
Les politiques "anti-chômage" se suivent et se ressemblent. C’est que les gouvernements, quelles que soient leurs inclinations "libérale" ou "social", ne maîtrisent en rien le jeu économique mondial et, n’étant que les gestionnaires politiques des intérêts de la bourgeoisie, n’ont pas de solution réelle à proposer. À quoi peuvent-ils se raccrocher ? Entre autres, à des relents de protectionnisme (rappelez-vous la campagne publicitaire "nos emplettes sont nos emplois") qui favorisent le terrain à toutes les divagations nationalistes et xénophobes. Depuis longtemps le Parti communiste a choisi le camp du "repli sur la Nation" avec son "Produisons français " Sans trop d’efforts, le Front national a pu enchaîner sur le "Produisons avec des Français ", jusqu’à aujourd’hui où l’application du principe de la préférence nationale s’accélère : des centaines de maîtres auxiliaires n’ont pu avoir de postes pour cette raison, et la discrimination raciste est monnaie courante sur le marché du travail.
La réduction, le "partage" et "l’aménagement" du temps de travail
Contre le chômage, une seule solution semblerait efficace : la réduction du temps de travail. Sachant que le débat sur le sujet ne pouvait être évité, la classe dirigeante s’est aussitôt munie de formules "nouvelles". En effet la réduction du temps de travail est une revendication historique du mouvement ouvrier ; marquée d’un caractère trop "subversif’, elle ne pouvait être reprise telle quelle. Quand au siècle dernier les travailleurs commencèrent à lutter pour les "3 × 8" (huit heures de travail, huit heures de loisirs, huit heures de repos), ce n’était pas pour ménager le capitalisme, mais dans l’esprit de le combattre. Jusque dans les années soixante-dix, la réduction du temps de travail s’associait à une sévère critique : on ne voulait plus "perdre sa vie à la gagner". Pour la bourgeoisie, il fallait donc présenter la réduction du temps de travail comme une simple solution conjoncturelle (et parmi d’autres) à la "crise de l’emploi". Ses modalités d’application devaient également satisfaire aux exigences impératives du patronat en matière de flexibilité. Ainsi apparurent les gris-gris du "partage", de "l’aménagement" et de "l’annualisation du temps de travail". Trois expressions fortement synonymes car toutes se rejoignent sur un point : les salariés sont appelés à "faire des sacrifices" par "solidarité avec les demandeurs d’emploi". Des travailleurs se voient contraints d’accepter des diminutions de leurs payes ou de partir en pré-retraite avec moins des trois quarts de leur salaire... Il est probable que ces politiques n’auront qu’un effet très limité sur l’emploi. Nous en serons de toute façon les seuls perdants. Dans l’hypothèse où le taux de chômage viendrait réellement à baisser, soyons sûrs que ce phénomène s’accompagnera d’une précarité accrue et d’un nivellement des salaires par le bas. C’est inacceptable. Pour notre part, nous défendons la réduction massive du temps de travail non seulement sans perte du pouvoir d’achat mais en nous opposant à tout blocage des salaires. Et nous affirmons que la lutte contre le chômage et la précarité passe obligatoirement par une contestation globale du système : dans le cadre du marché capitaliste, il n’y a pas de solution qui permette de faire l’économie d’un combat de classes.
Cette volonté de mener un combat global se traduit par le refus de cloisonner les luttes en de multiples terrains d’interventions spécifiques.
L’erreur serait de s’enfermer dans des revendications catégorielles. Il ne faut pas que des réalités quotidiennes, sans aucun doute diverses et différentes, nous conduisent à "saucissonner " le mouvement social. Nous n’allons pas raisonner comme les dominants qui sont les premiers à promouvoir "l’individualisation des problèmes", et à diviser le prolétariat en multipliant les statuts sociaux. Nous savons bien que la menace du chômage concerne tous les salariés. Alors, dire que les individus qui sont privés d’emploi ont des intérêts propres à défendre et qu’ils doivent par conséquent "s’organiser de manière autonome" est un discours dangereux, aussi dangereux que celui des salariés qui se cantonnent dans un corporatisme frileux et confortable. Revendiquer une "augmentation du RMI" ou son "extension aux moins de 26 ans" ne peut conduire nulle part sinon à renforcer cette gestion de la misère que nous dénonçons. Il faut en finir avec ces stratégies de "clientélisme " : les individus salariés, au chômage ou touchés par la grande pauvreté, ont les mêmes ennemis et les mêmes intérêts. De ce fait. ils doivent se mobiliser ensemble, sur des objectifs communs.
Plus largement, tous les combats d’émancipation et de libération, qu’ils soient ciblés contre le sexisme, le racisme, le militarisme, le fascisme, le cléricalisme, etc., ne peuvent aboutir que s’ils s’unissent dans une action de classe contre l’État, le capitalisme et la religion.
De notre point de vue, on ne peut "combattre le Front national" sans dénoncer les responsabilités de la droite comme de la gauche, et surtout, sans avoir à proposer un projet sociétaire global. On ne peut faire de l’antimilitarisme sans s’attaquer aux notions d’État et de Nation. On ne peut non plus faire de l’antiracisme sans combattre sur le fond leprincipe de la "nationalité". On ne peut faire de l’anti-sexisme, défendre la contraception et la liberté d’avortement sans s’en prendre aux fondements de la religion (et son approche du "droit à la vie"). On ne peut s’atteler à la défense de la protection sociale sans avoir à prendre position sur la collaboration de classe que représente la gestion paritaire des organismes en question. On ne peut s’investir dans des revendications sur l’école sans récuser l’élitisme qui sévit dans l’enseignement (public ou privé), sans combattre l’inféodation du système éducatif aux besoins du patronat et sans s’opposer à la fois aux églises et la laïcité d’État. Tous les problèmes sont étroitement liés entre eux et font partie d’une unique et même problématique politique. Voilà la conviction qui inspire chacune de nos prises de positions.
L’objet de cette brochure n’est pas de livrer "clefs en main " un projet et une méthode. Certains la trouveront trop précise et catégorique, d’autres l’estimeront trop floue et incomplète. L’essentiel est qu’elle joue son rôle d’outil militant, en permettant à ceux et celles qui ne connaissent pas, ou mal, l’anarchisme de le découvrir ou de mieux l’appréhender. C’est une contribution qui s’intègre à notre effort : refaire de notre mouvement une force politique et sociale conséquente, capable d’influer sur le cours de l’histoire.
L’anarchisme conduit à remettre beaucoup de choses en question ; et nous pouvons nous référer à des expériences révolutionnaires (dont la plus importante est celle réalisée en Espagne en 1936/38), aucune société n’ayant jamais encore pu se développer sur le long terme.
Nous sommes conscients de l’ampleur du changement que nous souhaitons, des difficultés que cela pose. Mais nous sommes convaincus que l’anarchisme n’est pas une théorie dépassée comme certains "historiens" veulent trop souvent le faire croire. En embrassant l’ensemble des problèmes d’actualité, l’anarchisme est à même d’apporter, dans les sociétés industrialisées comme dans celles à dominante rurale, une réponse à la question sociale. Cette question peut se résumer en une phrase : comment organiser la société pour que les individus vivent égaux et libres ? C’est une interrogation qui tenaille l’humanité depuis ses débuts, depuis les révoltes d’esclaves de l’Antiquité, les jacqueries du Moyen Age, la Révolution française, les Révolutions russes, espagnoles…Nous n’avons pas ici traité de l’aspect historique de l’anarchisme : ce ne pouvait être le sujet d’une si courte brochure. Ce que nous pouvons dire, c’est que l’anarchisme, sur l’échelle du temps, de la société et comme doctrine politique constituée, est un mouvement finalement récent : à peine plus d’un siècle. L’histoire n’étant pas prédéterminée, le seul sens qu’elle peut prendre sera celui que les individus, décidés à vaincre l’oppression, sauront lui imprimer. Inutile donc de se lamenter sur "l’éternelle loi du plus fort ", cette "maudite nature humaine " (qui n’existe que dans les esprits) ou "l’éternelle" loi qui fait de l’homme un loup pour ses congénères. Inutile enfin d’attendre que les "mentalités" changent pour se lancer dans la lutte sociale car elles ne se modifieront qu’au fil des événements.
Les seuls combats perdus d’avance sont ceux que l’on refuse de mener !
Editions Alternative Libertaire (Bruxelles) & Editions Le Monde Libertaire (Paris)1996